L’INTERTEXTE CORANIQUE DANS LA POESIE POPULAIRE ALGERIENNE L’exemple de Mohamed Belkhir
Issue 47
Dr. M’hamed Boudaya
Les premières mentions de la notion d’intertextualité se trouvent dans l’œuvre du sémiologue Mikhaïl Bakhtine qui fut ainsi le ‘’premier à souligner le caractère dialogique du texte littéraire.’’ Le terme intertextualité s’est ensuite imposé grâce à son élève Julia Kristeva qui fut la première à en faire un usage étendu dans la théorie critique moderne qu’elle a développée à travers ses recherches. Chez Kristeva, cette notion implique que le texte se construit à travers la production de différents autres textes. C’est ce qu’elle appelle la productivité textuelle. La technique de l’intertextualité se fonde, chez cette critique, sur des signifiés discursifs différemment datés qui font qu’aucun texte ne peut se lire indépendamment des autres, si bien qu’il se crée nécessairement un espace textuel pluriel à l’intérieur du même texte, lequel convoque par la suite tous les autres textes qui vont s’interpénétrer et se relier les uns aux autres par un seul et même fil. En d’autres termes, c’est d’une pérégrination des textes qu’il s’agit, de nombreux segments se croisant et convergeant avec d’autres textes.
La notion d’intertextualité a inspiré, à la suite de Kristeva, de nombreux chercheurs, dont les plus importants furent Roland Barthes, Michel Foucault, Dominique Mingaux, Umberto Eco, Michael Riffaterre, Gérard Genette, etc. Chacun de ces théoriciens a essayé de donner à l’intertexte une signification différente des autres, ce qui a contribué à ouvrir de plus vastes horizons à l’emploi de cette notion dans les études occidentales mais aussi arabes. C’est ainsi que les ‘’formes revêtues par l’interaction entre les textes ont suscité des études d’envergure chez les critiques et les stylisticiens arabes, notamment à travers le regain d’attention pour les emprunts poétiques, le plagiat littéraire, l’adaptation, l’allusion, la citation, la créativité, la référencialité, la concision, la tessiture, l’inter-connectivité, la représentation, la cohérence, l’allégorie, la gestation, l’anecdote, l’emploi, la simulation, l’exhibition, la concentration, le suivi…
Nombreux sont les chercheurs, tels Abdallah el Ghedhami, Salah Fadhl, Abd el Malek Murtadh, Mohamed Miftah, Abdelkader Feidouh, etc., qui se sont intéressés dans le monde arabe à la théorie de l’intertextualité.
Le poète Mohamed Belkhir est l’un des maîtres du malhoun (poésie populaire assonancée). Né en 1884, il fut déporté en Corse en 1884, suite à sa participation à la révolte d’Oud Sid Echeikh. Il mourut dans les années 1904-1906 et fut enterré dans la région de Boualem, gouvernorat d’Al Bidh. Il fut l’ami intime du Cheikh Abou Amama aux côté duquel il combattit avec acharnement par l’épée et le poème le colonialisme français.
Sa poésie populaire fut une arme au cours du long combat qu’il livra pour la libération de sa patrie. L’action poétique fut pour lui le moyen de libérer son peuple et de dénoncer les projets dévastateurs des forces coloniales. La révolution fut d’abord à ses yeux une aspiration que la poésie vise à célébrer, à servir et à sanctifier. La plupart de ses poèmes furent ainsi autant d’appels à l’insurrection et à la lutte contre l’occupant et une claire condamnation de ses entreprises et de ses complots. Le poète populaire et le poète officiel comprirent la mission qui leur incombait, ils surent que le verbe était à cette époque bien plus fort que les chars et les mitrailleuses.
La poésie populaire a d’abord le souci de diffuser les idées par le fréquent recours au symbole, le choix subtil des mots, le jeu des résonances et des allitérations, la complémentarité entre le sens et la prosodie. Mais le poème révolutionnaire se caractérise souvent par l’absence de toute unité structurelle, si bien que l’on peut jouer de l’ordre des vers, en modifiant leur emplacement sans que leur signification en soit perturbée.
La poésie populaire algérienne a pris la défense de toutes les causes nationales, en particulier celles qui étaient liées à la question identitaire, qu’il s’agît de religion, de langue ou de patrie. Etroitement associée au thème de la révolution, la question de l’émancipation s’octroya à cet égard la part du lion. Même si la révolution ne relevait pas en soi de la poésie, elle acquit souvent une teneur poétique grâce à une langue libératrice ouvrant au poème de vastes perspectives de sens qui le hissaient vers les espaces de l’idéal et de l’illimité.
Ceux qui pratiquaient le malhoun (poésie chantée), y compris les analphabètes, ont, tous sans exception, emprunté leur lexique et leurs contextes poétiques au Coran. Ils ont en effet pour la plupart reçu une formation religieuse en passant par les kouttab (écoles coraniques) et les zaouia (mausolées des saints). C’est cela qui explique leur profond attachement au Livre saint, tant pour la lettre que pour le sens. Ceux d’entre eux qui, tel notre poète Belkhir, n’ont pu être scolarisés ont pour le moins eu l’occasion d’assister à diverses assemblées et manifestations donnant lieu à des lectures collectives du Coran pour célébrer un événement heureux ou funeste. Ils se sont également associés à la récitation quotidienne, réglée sur la numérotation canonique, d’un chapitre du Livre saint cérémonie qui était pratiquée dans la plupart des mosquées d’Algérie, sans parler des tarawih (prières surnuméraires) au cours desquelles une récitation des chapitres accompagnait les nuits du mois de ramadan jusqu’à ce que la totalité des sourates fût passée en revue. Le poète se remémora ces vers qu’il entendit et qui s’incrustèrent dans son être. Certains de ses vers en furent nourris, ce qui a contribué à inscrire les nouvelles significations dans un tout autre contexte. Par cette part d’illimité qu’il confère à l’homme et à l’existence humaine, le Coran fut le premier texte à guider et à inspirer en profondeur le poète moderne qui s’est remémoré le verbe de Dieu et a vibré à son rythme.
Cette étude est un premier regard sur l’intertextualité coranique dans la poésie populaire algérienne. Elle part du constat que la sainte parole intervient dans toutes les productions des maîtres du malhoun, lesquels se sont imprégnés du texte coranique par la mémorisation, la récitation et l’écoute, puis ont réécrit ou réemployé ce texte à des niveaux de performance artistique variables, chacun selon sa compétence et sa perception des exigences de la construction du poème, se contentant, ici, d’imiter le texte sacré en le reprenant à la lettre, là, de le subsumer par l’allusion et l’allégorie autant que par ce travail sur la signifiance que le texte présent ne peut produire sans recourir au texte coranique absent. Il arrive que le poète conjugue ces deux approches, comme nous l’avons souligné chez Mohamed Belkhir qui, tout autant que les autres poètes du malhoun, voyait dans le texte coranique le summum de l’éloquence et le véritable devenir de l’écriture. Cette interaction avec le Livre saint est également perceptible dans la façon avec laquelle le poète donne un surcroît de résonance à ses vers en y intégrant des versets ou des expressions coraniques. Ses textes entretiennent de la sorte avec le Livre saint un rapport d’intrication, de croisement et d’emprunt.