Revue Spécialiséé Trimestrielle

LA GESTE HILALIENNE ET LA RECEPTION POPULAIRE Etude sur les attitudes et l’évolution du grand public

Issue 38
LA GESTE HILALIENNE ET LA RECEPTION POPULAIRE Etude sur les attitudes et l’évolution du grand public

Dr Khaled Abu Ellil

Maître-assistant en littérature populaire

Département de langue et littérature arabes. Faculté des Lettres. Université du Caire.

 

L’une des principales caractéristiques du texte populaire est l’effet qu’il produit, lorsqu’il est directement confronté au public. S’agissant d’un texte « ouvert », toujours inachevé, c’est-à-dire susceptible, à chaque nouvelle prestation, de recevoir des ajouts ou de subir des suppressions, on peut considérer chacune de ses occurrences comme une œuvre nouvelle, née d’une collaboration entre le récitant et son public. On pourrait dire, à l’instar d’Al Hajjaji, que le texte oral – et, de façon plus particulière, lorsqu’il s’agit de la geste hilalienne – « est réécrit, au moment de la prestation, à travers un processus dialectique engageant le destinateur et le destinataire. S’il n’y a pas d’interaction le texte cesse en effet d’exister. Tous les textes dont nous disposons ont été créés, de façon ou d’autre, à l’heure où ils ont été enregistrés ou au moment de leur actualisation devant le public. » Laure Honko estime, de son côté, que le rôle du récitant « ne s’arrête pas à la simple réitération d’un texte appris  mot à mot… », et que «  la narration est une nouvelle gestation qui se manifeste à chaque prestation, surtout lorsque celle-ci est exécutée dans le cadre de tel ou tel événement. » En outre, le public se donne le droit d’intervenir lors de la manifestation : sa contribution au texte hilalien est à cet égard des plus positives. Le récitant, surtout s’il s’agit d’un professionnel, accorde en effet beaucoup d’importance aux réactions, commentaires et interprétations qu’il suscite, un peu comme s’il posait des questions à un poète dont il attendrait une réponse, ou qu’il le sollicitait en espérant que sa requête serait acceptée. Le « poète » n’a plus dès lors qu’à se plier à de telles interventions ou sollicitations pour y répondre, dans toute la mesure du possible. En réalité, ce poète ne réserve un accueil aussi favorable à de telles requêtes – qui peuvent atteindre un haut niveau d’acuité, voire de violence – que parce qu’il craint que certains auditeurs n’en arrivent à gâcher la fête. Le poète ressemble, comme le dit Mohammed Al Yamani, au joailler qui fait le tri entre les pierres précieuses et les autres, il sait distinguer, au milieu de l’assistance, ceux qui sont venus pour participer à la fête de ceux qui n’ont d’autre but que de la saboter. Ces desseins opposés témoignent en même temps des différences qui peuvent exister entre les contextes où se produit la sîra (geste) hilalienne.   

Le public constitue, d’une certaine façon, un élément essentiel de la création, de la réception, puis de la transmission du texte populaire. Il joue, de la même façon, un rôle central dans la naissance et l’essor de telle forme d’art populaire tout autant que dans le déclin et la disparition de telle autre. On soulignera que certains genres littéraires populaires ont connu, au cours des quatre dernières décennies, un recul, voire une chute de popularité, au gré des diverses manifestations. Cela est encore plus vrai pour les gestes populaires qui illustrent de la meilleure façon ce processus d’effacement. Les plus connues dans l’aire arabe dépassaient le nombre de dix, elles se sont réduites, aujourd’hui, à la seule geste hilalienne. Des sîra populaires, comme celles d’Antar, du Dhaher Beiberes, de la Fière princesse ou de Hamza al Balhaouanne, et de bien d’autres, n’existent plus que sous la forme de textes écrits. Ne faisant plus l’objet de prestations orales, elles ont perdu toute fonction sociale.

Dans la région arabe, la sîra de Banu Hîlal est donc, de nos jours, la seule à faire l’objet d’une prestation orale, les autres ayant cessé d’être produites en public et se trouvant désormais enfermées dans des ouvrages où elles ont été collationnées avant ou pendant le XIXe siècle. Et, même à ce niveau, seules, comme le note Edward Lynn, quatre gestes sont demeurées : celles de Dhaher Beiberes, d’Antar (Antara ibn Chaddad), de la Fière princesse (Al Amîra that al himma), et des Banu Hîlal, mais, par la suite, les trois premières sont « mortes », oralement, et seule la geste hilalienne a continué à être transmise à travers des productions scéniques, par des professionnels aussi bien que par des amateurs, comme l’auteur a pu le constater en enquêtant dans diverses provinces d’Egypte. Cette sîra fut, en effet, a-t-il constaté, la seule à développer ses moyens narratifs et à s’adapter pour parler des préoccupations actuelles de la population, au contraire des autres qui s’étaient enfermées dans l’évocation du passé, de ses valeurs et de sa vision du monde.

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