Revue Spécialiséé Trimestrielle

LA CHANSON RAI DANS L’OCCIDENT MEDITERRANEEN ETHNOMUSICOLOGIE D’UN TYPE DE CHANT EVOLUTION ET HYBRIDATION

Issue 32
LA CHANSON RAI DANS  L’OCCIDENT MEDITERRANEEN ETHNOMUSICOLOGIE  D’UN TYPE DE CHANT EVOLUTION ET HYBRIDATION

Jamel Abernous
Maroc

Notre propos vise essentiellement à mettre en évidence des aspects de la chanson rai et de son environnement qui n’ont pas encore été étudiés avec suffisamment d’attention, en partant du principe que cette forme chantée constitue une expression socioculturelle intéressante en soi et non en tant que manifestation renvoyant à d’autres domaines ou révélatrice d’autres phénomènes culturels qui se seraient développées dans ses marges, par opposition à elle, ou dans un rapport d’interaction avec elle. Le substrat culturel de notre approche est à cet égard fort éloigné de la représentation documentaire qui se rencontre habituellement dans ce type de recherche, celle qui n’aborde les manifestations culturelles populaires que pour expliquer certaines réalités autres que culturelles, considérées comme prioritaires ou plus attractives.
Disons, pour aller vite, que nous visons à reconstituer l’évolution de cette forme chantée en remontant à ses racines, puis en en suivant le développement, enfin en nous interrogeant sur son devenir. Notre point de vue est celui de l’ethnomusicologie qui est particulièrement attentive aux rapports dialectiques entre le genre musical et les besoins des groupes ou communautés où ce genre est né et s’est épanoui. Ainsi seront mis en valeur les liens et les affinités à travers lesquels se sont organisées les transformations qui ont touché cette expression musicale, que ce soit au niveau des structures poétiques et/ou musicales ou au niveau des diverses fonctions sociales qu’elle assume. Nous devons notamment examiner des formes à travers lesquelles se réalise ce genre de musique, dans la mesure où ces formes constituent un aboutissement en soi ayant des caractères spécifiques liés à l’époque et au lieu, c’est-à-dire à l’histoire en même temps qu’à la géographie.
Il faut également souligner qu’appréhender le rai sous cet angle-là suppose que soient éliminés les barrières et clivages édifiés par l’institution culturelle sur la base d’une hiérarchie entre les différentes formes d’expression. Cela suppose aussi que le regard du chercheur se situe hors de toute "centralité culturelle" imaginable, qu’elle soit d’ordre linguistique, idéologique, académique ou autre. Il conviendrait, à ce sujet, de relever les enseignements de l’ethnomusicologie et de souligner la légitimité de l’approche anthropologique, compte tenu de la grande marge d’objectivité et de neutralité que ces deux démarches offrent à la recherche par rapport aux autres approches culturelles.
La question de l’origine est considérée comme l’une des plus complexes auxquelles les chercheurs dans les domaines des sciences sociales et humaines se trouvent confrontés, car elle suppose, à chaque fois, que l’on postule l’existence d’une forme d’expression première, que nulle autre n’aurait précédée. De tels postulats mettent le chercheur en face d’une véritable aporie qui l’oblige à avancer des hypothèses ou à se contenter de partir des témoignages les plus anciens que les documents et les témoignages ont pu fournir. Cette aporie ne peut que nous interpeller dès lors que nous voulons mener une enquête approfondie sur le genre de chant dont est née la chanson rai. Nul doute qu’il ne faille alors se rendre à l’évidence et se suffire du critère de la plus grande ancienneté auquel les sources et le reste de la matière disponible peuvent satisfaire.
La région qui s’étend entre les zones rurales du Maroc oriental et la ville d’Oran, à l’ouest de l’Algérie, a connu l’expansion d’une forme chantée d’origine bédouine, fondée sur des poésies en arabe dialectal. Cette forme semble liée à la chanson malhoun (chanson traditionnelle faisant partie de la culture bédouine), ce qui ne veut pas dire qu’elle soit née effectivement du malhoun, comme certains chercheurs ont pu l’affirmer. Les cheikhs du rai les plus réputés sont les Cheikhs algériens El Madani, Hamada, El Belaoui el Haouari, la Cheikha El Ouachima, et les Cheikhs marocains El Tinssani, El Younsi, Saïd Boutiba… Ce type de chant a prédominé jusqu’à la fin des années soixante du siècle dernier, puis de nouveaux types de troupes ou d’orchestres (ajwaq pl. de jawqa) sont apparus qui ont introduits des instruments modernes, tels que le violon, l’accordéon, le saxophone… Ces ajwaq ont fait connaître des Cheikhs novateurs, en phase avec les nouvelles sphères, devenues le berceau de ce nouveau type de rai – nous entendons par là les bars et les boîtes de nuit qui sont des legs de l’époque coloniale française et qui ont marqué de leur sceau cette forme de chant.
Même si ces nouveaux Cheikhs – citons le jeune Boutiba, Belgacem Bouthelja, Messaoud  Belmou… – ont paru jouer un rôle important, au niveau de l’histoire récente de la région, ils ne furent, à la vérité, que des instruments entre les mains de l’Histoire avec un grand H. En d’autres termes, la chanson bédouine, dont les sources commençaient à s’assécher du fait des mutations que connaissaient les sociétés maghrébines, devait faire la preuve de sa capacité à s’adapter, en une sorte de darwinisme artistique, aux réalités qui s’étaient imposées depuis la fin des années 60, lorsque bars et music halls avaient commencé à concurrencer les espaces traditionnels (fêtes de mariage, cercles de famille, soirées de détente après les longues journées de travail…), c’est-à-dire avec le resserrement des aires d’accueil de ce type de musique. Il a résulté de cette adaptation un véritable tournant quant à l’évolution naturelle du rai, laquelle se faisait jusque-là à un rythme lent. Ce tournant, on peut le sentir, aujourd’hui, dans l’apparition de structures et de contenus poétiques nouveaux qui sont encore à l’état de gestation et dont les marques et les spécificités poétiques et mélodiques sont encore loin d’être clairement définies, même si ces formes ont mis plus d’une décennie pour s’imposer à travers des formes mélodiques populaires. Nous parlerons donc, ici, de formes musico-poétiques  métissées donnant lieu à un nouveau type de chanson qui a été appelé, en ce temps-là, la chanson rai.
Toutes ces évolutions nous amènent à dire que l’expérience de la génération des années 70 a constitué une expérience intermédiaire ou, si l’on veut, un chaînon essentiel dans le passage de la chanson bédouine d’un état à un autre. L’un des signes linguistiques les plus significatifs quant au rôle de médiateurs joué par les musiciens de cette génération, c’est que la plupart de ces artistes n’ont pas accompagné leur nom du titre de Cheikh – ou de Cheikha – si caractéristique des pionniers de la chanson bédouine. La suppression, venue plus tard, de la mention "Cheb" devant le nom du chanteur, suppression initiée par celui qui fut d’abord connu sous le nom de Cheb Khaled, scelle l’entrée de la chanson rai dans la véritable étape de sa fondation.

Toute Issues