Revue Spécialiséé Trimestrielle

LE CHANT BEDOUIN DES MHADHBA DANS LA REGION DE MEZZOUNA (TUNISIE)

Issue 31
LE CHANT BEDOUIN DES MHADHBA DANS LA REGION DE MEZZOUNA (TUNISIE)

Bouaziz Simhon

Tunisie

 

La région des A’aradh, et plus précisément celle de Mezzouna, est considérée comme un point de passage entre le nord et le sud et l’est et l’ouest de la Tunisie. Cette situation géographique explique la variété et la multiplicité des formes de chants qui s’y rencontrent et dont on peut citer, parmi les plus courants, le chant appelé dans certaines régions du pays attariq(la voie, le chemin). Il s’agit d’une forme musicale populaire bédouine, interprétée dans la plupart des noces et festivités traditionnelles, dans de nombreuses zones rurales du pays. Le chant se fonde, pour l’essentiel, sur la poésie populaire rythmée (malhoun). Il s’agit d’une suite de strophes dont chacune s’appelle daour (littéralement : tour ; rondo) ou nouba (idée de transe). Une telle suite se développe selon des règles connues par les interprètes, les hommes de lettres et les auditeurs, et dont la plus importante pourrait être l’unité thématique et rythmique. En effet, l’ensemble des poèmes chantés ont ceci en commun qu’ils sont construits autour d’un thème unique : le ghazal (discours d’amour et/ou de séduction), le moukaffar (l’anathème jeté sur les mécréants), l’hymne à la patrie ou la déploration. Ce thème constitue la charpente de la chanson. Ces poèmes sont classés, respectivement en : al mahwa (idée de chute), al qassim (clivage, division), malzouma (contrainte, obligation) ou souga (idée de conduire, de montrer le chemin). L’interprète est appelé al mouqaf (se réfère à la station debout) ou al adib (l’homme de lettres, celui qui parle d’or); le chœurest formé de deux chanteurs qui sont appelés essou’afa (ceux qui prêtent main forte) ; il n’y a pas d’accompagnement musical.

 

Al adib s’emploie à démontrer son professionnalisme et sa capacité à improviser, à atteindre à l’excellence et à inventer les plus belles images. Ces interprètes exécutent leur chant en se tenant debout, c’est de là que vient, probablement, le nom de mouqaf. Al adib exécute son tour de chant en multipliant les allers retours sur l’aire de chant. L’une des règles en vigueur dans les soirées de mahfel (cérémonie, célébration) est qu’il appartient à l’aîné ou au plus chevronné d’entre les chanteurs d’inaugurer les festivités, sinon c’est au premier interprète à se présenter à la maison où se tient le mahfel qu’échoit l’honneur d’effectuer le premier tour de chant. Les adib qui prennent la suite doivent alors se conformer à la thématique introduite par ce premier intervenant. Il existe à ce sujet un dicton qui dit : le chant est renvoi, reprends ce que tu entends. Le plus souvent – chez certains, c’est une tradition – la cérémonie est ouverte par un tariq qui est un mawqif (littéralement : prise de position ; entame forte) par lequel l’anathème est jeté (sur un vis-à-vis imaginaire, supposé être apostat), à moins que l’interprète ne commence par la prière sur le Prophète. Lorsque le mahfel coïncide avec la période du pèlerinage de la Mecque un mawqif est improvisé sur ce thème.

Quoi qu’il en soit, c’est le maître de cérémonie qui, en accord avec les chanteurs, décide des thèmes, en tenant compte des exigences de la pudeur qu’imposent les traditions familiales mais aussi de la nature du public où se mêlent pères et enfants, jeunes et adultes.

• Al adib :

C’est le poète et le premier chanteur dans le cadre du mawqif. Il s’agit, en général, d’un poète confirmé qui a une science et une longue expérience de l’art du chant. Al adib peut, à l’occasion, interpréter des poèmes écrits par d’autres. C’est lui qui inaugure le mahfel ou al ‘ors traditionnel, en s’accompagnant des essou’afa qu’on appelle aussi khommes (par métaphore : le métayer dont la rémunération représente le cinquième – khoms – de la récolte). Al adib peut devenir l’accompagnateur (essa’aif) d’un autre adib (mais le cas n’a pas été observé par l’auteur de l’étude car, en général passer d’un statut à un autre, considéré comme subalterne, c’est baisser dans l’estime du public), si bien que chaque adib dispose de ses propres essou’afa qui se déplacent avec lui, là où il est appelé à se produire.

• Essou’afa :

Ce sont deux chanteurs inséparables d’al adib ; ils connaissent par cœur son répertoire et doivent avoir reçu la même formation que lui, ce qui les oblige à mémoriser une grande quantité de poèmes. Dotés d’une belle voix, les essou’afa doivent chanter dans des registres proches, sinon l’auditeur risque de ressentir un effet de dissonance. L’un et l’autre doivent parfaitement connaître les mètres poétiques autant que les formes musicales qui y sont adaptées. Ainsi que l’indique leur nom, les essou’afa (ass’afa c’est, littéralement, venir au secours) ont pour fonction de rectifier le tir lorsque al adib commet une erreur au niveau du chant ou des paroles. Il n’est pas rare en effet que celui-ci oublie un couplet mélodique, un mot ou une phrase, essa’aif doit alors faire preuve de vigilance et être prompt à rattraper la défaillance avant que le public ne s’en rende compte.

 

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