Revue Spécialiséé Trimestrielle

LA CULTURE POPULAIRE ENTRE CULTURE MATERIELLE ET CULTURE IMMATERIELLE

Issue 31
LA CULTURE POPULAIRE ENTRE CULTURE MATERIELLE ET CULTURE IMMATERIELLE

Atef Attya

Liban

 

 

La culture populaire contient en ses multiples replis de nombreuses composantes qui en font un concept difficile à cerner, notamment en ce qui concerne les champs de la culture arabe. S’agissant d’une réalité historiquement liée, dans la mentalité arabe, à tout ce qui s’oppose à la rationalité, à la foi authentique et aux règles strictes de la langue, cette culture a été, pour cela même, associée aux gens du peuple, avec leur spontanéité et leur sincérité, leurs rêves et leurs espoirs, mais aussi avec tout ce qui éveille en eux le sentiment de la force, de la liberté, de l’amour, de la nostalgie, de tous ces élans qui suscitent en eux le sentiment d’être pleinement vivants ou, pour le moins, animés du besoin d’acquérir tout ce qui peut contribuer à leur donner la santé et la vitalité qui garantissent leur pérennité, dans un monde où le pain quotidien et la tranquillité d’esprit sont devenus si difficiles à acquérir.

 

Compte tenu de la nécessité de comprendre en profondeur la signification de la culture populaire au sein de la culture arabe, un important colloque s’est tenu dans le Royaume du Bahreïn, au siège de la revue La Culture arabe, pour

débattre de ce concept et pour le distinguer, autantquepossible,duconceptoccidentalde ”folkloreet des diverses significations qui y sont liées, même s’il existe des convergences entre ce concept-là et le sens que pourrait prendre ce concept de culture populairequ’il appartient aux Arabes d’élaborer en cohérence avec l’évolution de la perception de la culture populaire arabe, l’inscription de cette culture dans le champ de la recherche scientifique, la classification de ses occurrences, la collecte du matériau disponible selon une méthodologie scientifique rigoureuse – une telle action ne pouvant qu’avoir les retombées les plus positives sur les pays, qu’il s’agisse de la perception qu’ils ont de leur(s) culture(s) et de leur histoire ou de l’action qu’ils veulent mener pour faire le lien entre passé et présent et élaborer une vision prospective de leur avenir.

Ce colloque a réuni d’éminents spécialistes de la culture populaire, venus de nombreux pays arabes, dont la Tunisie, l’Egypte, l’Irak, la Palestine et le Bahreïn. La discussion approfondie du concept de « culture populaire » a fait apparaître de réelles divergences quant à l’extension à donner à ce concept. Les participants sont, tous, néanmoins convenus de considérer la culture populaire, dans l’acception moderne du terme, comme relevant de la seule classe populaire, ou, si l’on veut, de cette irrationalité et de cette ignorance des fondements de la religion et de la langue qui caractérisent une telle classe (ignorance qu’il n’était pas, dans le passé, totalement faux d’affirmer, du moins, en ce qui concerne la culture populaire arabe). Les participants sont parvenus sur cette question à la conclusion que la culture populaire traverse également le corps social de façon verticale et touche des groupes appartenant à tous les milieux et pas seulement aux milieux populaires. Cette culture est en effet le produit d’une communauté humaine ayant reçu en partage un système de symboles et de valeurs qui la distinguent des autres communautés, ce qui en fait une partie du tout culturel et, partant, une entité directement reliée à l’ensemble des éléments constitutifs de ce tout. La culture populaire ne se réduit qu’en dernière instance au rapport producteur/consommateur, étant entendu que ce qui confère à la culture populaire sa spécificité est la matière elle-même, avec sa structure, sa forme aussi bien que son contenu.

Il n’existe pas de culture isolée des autres, excepté dans les sociétés vivant dans un isolement total, pour autant qu’il s’en trouve encore à notre époque. Cela signifie que le souffle de la culture populaire est ouvert à tous vents, qu’il s’agisse de donner ou de recevoir. Cela dit, il faut aller encore plus loin. De nombreux éléments, des conditions extrêmement contraignantes font en effet que la culture sociale, quelle qu’en soit la particularité et quelle que soit la société en question, est exposée à ce jeu de l’inter-influence. Si les éléments de changement ont un tel impact c’est qu’ils sont en fait les « messagers » des cultures qui ont produit les hautes technologies, les moyens modernes de communication et les réseaux sociaux, lesquels s’accompagnent toujours d’une forte pression émanant de nouveaux modes et moyens d’existence produits à tel endroit pour être consommés en ce même endroit, mais aussi en d’autres lieux où l’on est appelé à consommer sans apporter sa contribution à la production, et sans que l’on ait ni la mentalité adaptée à de tels moyens de production, ni la capacité d’instaurer un environnement matériel et psychologique propre à accueillir ce type de produit. Nous nous trouvons ainsi en présence d’un système de production, avec sa logique et ses modes d’action en direction d’un consommateur qui a ses propres besoins et aspirations, qui a envahi le paysage d’un autre consommateur qui se doit dès lors de se comporter de façon autre, par des moyens fondés sur tout ce qui est étranger à ses structures mentales et aux usages de sa vie quotidienne. L’impact de ces éléments venus d’ailleurs s’en trouvent redoublés.

En plus du développement accru du mode de consommation dans les sociétés ayant une subi cet impact dont les répercussions sur la psychologie collective se traduisent par la priorité donnée à l’exhibition consumériste en tant que mode de vie, ces sociétés commencent peu à peu, de façon consciente ou inconsciente, à s’éloigner de tout ce qui les rattache à leur culture actuelle et à leur patrimoine passé, de tout ce qui les unit à leur propre culture, dès lors considérée comme caduque, prisonnière des traditions, simple rémanence des temps anciens, pour tenter de s’approprier une culture allogène, apportée par ces chaînes satellitaires qui ont saturé l’espace arabe et ne cessent de déverser toutes ces innovations qui scintillent et fascinent, touchant à toutes les réalités politiques, artistiques, existentielles, à tous les modes de consommation, et créant un effet d’addiction portant à acquérir toujours plus d’ustensiles, d’appareils, de vêtements, de boissons, de nourritures, affectant en même temps la relation avec les autres, les rapports sociaux et la communication, elle-même soumise aux normes de la vie moderne. Dans le même temps, la culture de base, en ce qu’elle a de spécifique, aura continué à se développer à son propre rythme, avec la même lenteur, la même lourdeur ancestrales, si bien que tout un chacun va se sentir entraîné à délaisser tout ce qui est de nature à entraver son nouveau mode d’existence, fabriqué par d’autres, même si cela devait non seulement lui coûter l’abandon de sa culture et de l’identité qui y est étroitement liée mais l’entraîner à ressentir comme une humiliation l’appartenance à sa propre culture, comme si celle-ci l’avait placé en face de la puissance inexpugnable d’une culture moderne dont il serait séparé par un abîme que nulle volonté ne saurait combler.

 

Toute Issues