Revue Spécialiséé Trimestrielle

EST-CE UN APPORT… OU LA PERTE D’UN ART ?

Issue 28
EST-CE UN APPORT… OU LA PERTE D’UN ART ?

Face aux exigences de la vie quotidienne qui touchent de nos jours à toutes les manifestations de la culture populaire, et en particulier aux arts du chant, nul n’a aujourd’hui les moyens de stopper les évolutions qui ont affecté ces arts, dans toutes leurs manifestations. La première de ces évolutions est la disparition du grand virtuose qui s’est profondément imprégné des modes d’exécution du chant. Il faut en effet savoir que c’est par un profond apprentissage des règles fondamentales de cet art que cet artiste a pu imposer son chant dans l’environnement où celui-ci s’origine. On peut imaginer les conséquences d’une telle disparition, surtout quand on sait que cet art a été arraché à son milieu pour être produit dans un contexte qui n’est pas le sien et pour une fonction autre que celle à laquelle il était à l’origine destiné.

L’exemple le plus significatif est à cet égard celui du chant marin qui est étroitement lié à la vie des pêcheurs de perles. Cet art est en effet inséparable du travail de ces pêcheurs lorsqu’ils chantent, à bord de leur bateau, en accompagnement à an-naham, le chantre de la mer, qui entonne de sa voix mélodieuse les couplets et les brèves strophes. Mais, lorsque la vieille tradition de la plongée à la recherche des perles a fini par ne plus être qu’un souvenir, an-naham a trouvé refuge pour exécuter son art dans la « maison populaire » qui fut, en son temps, un lieu où les marins se réunissaient pour les longues veillées qui suivaient la saison de la pêche. Mais ces refuges ont eux-mêmes perdu de leur importance ; la plupart ont, du reste, fermé et les chantres de la mer ont disparu, l’un après l’autre, génération après génération. Mais leurs petits-enfants ont pris la relève, formant une nouvelle génération d’amateurs passionnés qui essaient d’imiter leurs prédécesseurs, mais dans un contexte tout autre et avec un savoir qui ne peut se comparer à celui de leurs ancêtres.

Il existe, en revanche, d’autres arts populaires qui sont, eux aussi, liés à la vie quotidienne des gens mais dont la fonction s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Beaucoup s’obstinent à les maintenir comme l’expression de valeurs profondément ancrées chez une large partie de la société, comme la virilité, la fierté, la dignité humaine. Car ces arts sont liés à des racines tribales ; ils étaient les symboles d’un élan patriotique où se manifestaient l’orgueil et la force virile du groupe. On citera à cet égard l’art de la ‘ardha (littéralement : l’exhibition), si typique du milieu bédouin de la Presqu’île arabique, qui était exécuté par les membres, les plus âgés autant que les plus jeunes, de la tribu. Ces hommes dansaient en brandissant leurs épées et leurs fusils au rythme des tambours, des tambourins, des twaissats (timbales) métalliques, en un mouvement guerrier destiné, en ces temps lointains, à battre le rappel et à mobiliser les hommes pour affronter l’ennemi. Des poèmes étaient alors chantés qui scandaient la danse pour rassembler les combattants et accroître leur ardeur guerrière:
J’entendis la voix du crieur   
et le sommeil a déserté  
du plus beau des rêves je me réveillai

Cet art est né et s’est épanoui  au centre de la Presqu’île arabique, il a migré au gré du mouvement des tribus vers la côte. Avec la naissance des Etats du Golfe et leur accession à l’indépendance, il s’est perpétué en gardant sa signification, sa vraie nature, ses instruments de percussion, ses épées, ses fusils et ses chants anciens, transmis d’une génération à l’autre. Et s’il a pris une telle importance c’est en fait parce qu’il a toujours été lié au courage et à l’exhibition de la force mais aussi parce qu’il est un art arabe, pur et authentique, un art qui n’a subi aucune influence ni été affecté par des facteurs étrangers, comme ce fut le cas pour le reste des arts populaires de la région du Golfe dont les formes et les rythmes ont été remodelés par l’interaction avec les arts de l’Afrique, de l’Inde ou de la Perse. Le texte poétique de la ‘ardha a préservé le lien spirituel qui le rattache, tant par le verbe que par la prosodie, à la poésie nabatéenne qui renvoie au milieu bédouin. Et c’est pour cette raison que les Etats du Golfe l’ont considéré comme leur art national authentique et l’irrécusable témoignage de leur arabité dans sa forme la plus pure. Ils l’ont entouré d’une considération particulière et en ont fait l’ornement de leurs manifestations nationales et de leurs grandes cérémonies officielles. Ainsi peut-on voir les monarques et leurs hôtes, les rois et les princes des autres Etats du Golfe ainsi que les représentants les plus éminents de la société locale, accomplir avec fierté cette danse de l’épée, côte à côte avec les autres danseurs.

C’est pour conserver cet art face aux mutations qui sont survenues que chacun de ces Etats s’est doté d’associations spécialisées dans la production et la préservation de cet art. Ces associations sont soutenues par de hautes instances officielles qui leur apportent toutes les facilités et les associent aux diverses célébrations nationales. En plus de ces structures, des jeunes de chaque tribu ainsi que des groupes d’amateurs ont créé chacun sa propre troupe avec son style nouveau, soit pour satisfaire leur passion pour cet art, soit pour en faire une source de revenu, eu égard à la demande accrue des populations du Golfe qui les recrutent pour animer leurs cérémonies. Le problème est que cette nouvelle génération d’exécutants de la ‘ardha ne se sent plus tenue de respecter les règles ancestrales de cet art et commence à s’écarter de plus en plus de celles de ces règles que ces nouveaux venus considèrent comme accessoires. Des textes poétiques de création récente sont introduits qui n’ont pas forcément la force et la qualité des textes anciens, lesquels sont considérés comme « épuisés », incapables de répondre à la demande des commanditaires. Comme la danse de la ‘ardha exigeait, au départ, la mobilisation de quatre-vingts à cent danseurs, un nombre devenu difficile à réunir, compte-tenu du foisonnement des troupes, chacune de celles-ci a réduit le nombre des artistes, compensant ce déficit par un surcroît d’ardeur et d’implication. Mais les connaisseurs de cet art ont rejeté cette évolution qui a affecté un art d’une si grande noblesse et n’ont pas manqué d’élever leurs protestations.

Qui va, maintenant, se dresser pour stopper ces mutations et toutes les autres évolutions auxquelles les arts populaires sont confrontés ? Qui aura le pouvoir d’imposer à une troupe naissante d’exécuter tel ou tel art selon des normes précises, dans le respect de règles artistiques avérées ? Qui pourra le faire, alors que ces nouveaux exécutants pourraient être d’un réel apport et créer des œuvres inédites… afin d’en vivre et de durer ?

 

Ali Abdallah Khalifa
Président de la rédaction

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