Revue Spécialiséé Trimestrielle

LA MEMOIRE CUMULATIVE ET LA NOTION DE PATRIMOINE VIVANT

Issue 14
LA MEMOIRE CUMULATIVE ET LA NOTION DE PATRIMOINE VIVANT

Mohamed Sammouri (Syrie)

L a mémoire cumulative est l’addition symbolique des mémoires individuelles. Elle est le fondement de l’identité et du devenir de chaque société. Peut-on, d’un autre côté, considérer cette mémoire comme une compensation au déficit dont pâtit toute collectivité humaine ? Jabeur Osfour écrit : « La mémoire culturelle ne restitue le plus souvent que ce qui fait écho à ses préoccupations, à ses inquiétudes et à ses aspirations présentes;

 

la mémoire culturelle cumulative intervient alors pour apporter des réponses, elle fait remonter de ses replis les plus profonds ce qui peut interagir avec la réalité du moment.

Il en résulte que ce rappel auquel procède cette mémoire dans son rapport aux strates de la conscience et de l’inconscient collectifs et individuels qui ont emmagasiné les  différentes étapes de la vie – celles qui sont en cohérence les unes avec les autres comme celles qui sont en conflit ou en contradiction –, est régi par le mouvement du réel et par la recherche de moments similaires dans le passé dont la mémoire cumulative aurait conservé le souvenir dans ses replis. Seul est battu le rappel de ce qui est en cohésion avec le réel qui met en branle cette mémoire et en oriente l’action, de sorte qu’elle se trouve conduite à ignorer les réserves de rationalité qu’elle a accumulées ainsi que les moments de sa propre histoire. »

La mémoire cumulative peut être une des sources importantes de l’Histoire, pour des raisons également cognitives. C’est en effet l’ensemble des idées et des savoirs qui ont cours parmi un groupe humain – et qui constituent le socle premier de l’identité culturelle de ce groupe autant qu’elles lui confèrent sa spécificité sociale – qui déterminent le modèle comportemental, culturel et cognitif dont disposera l’historien pour déterminer la ressemblance entre les contextes ou, en d’autres termes, pour mettre en évidence les contextes où il existe une similitude entre le passé et le présent, de manière à ne sélectionner que ceux qui ont un rapport avec tel événement présent. Ces contextes ne doivent pas s’imposer d’eux-mêmes, en fonction d’une exigence pressante ou d’une situation de déficit, sinon l’historien se retrouverait dans la position de l’amant pleurant sur les vestiges du passé.



La mémoire cumulative devient source d’Histoire à travers les différentes formes d’activités culturelles et cognitives d’une collectivité donnée. Ces activités s’étendent à la poésie, à l’art oratoire, aux biographies, aux récits fictifs, aux légendes héroïques du groupe, à l’art, au mythe, à l’ensemble des savoirs cumulatifs sur le cosmos et la mesure du temps, ainsi qu’à la mémoire des événements naturels auxquels le groupe humain s’est trouvé confronté et que la mémoire cumulative a enregistrés, tels que les séismes, les inondations, les années de disette et les années de récoltes abondantes – événements qui ne peuvent être oubliés.

Les contes populaires, tels que les sawalefs (faits et gestes des ancêtres) ou la haddouta (petits récits pittoresques) constituent l’une des sources importantes de l’Histoire orale, en raison des événements qui y sont rapportés et dont le récit s’est perdu, du fait des déformations ou de la recherche du sensationnel ou de l’exagération, et dont il reste les valeurs et les données cognitives qui y sont contenues. C’est à travers ces contes que l’on peut connaître les conditions sociales et la vie des gens dans les périodes d’aisance ou de pénurie. Le terme populaire de haddouta a pour racine le mot hadath (événement), ce qui veut dire que ce type de récit est lié à un événement historique transmis oralement. La littérature narrative se suffit de brèves allusions à un tel événement. Pour les contes populaires, on peut les considérer comme « les témoins vivants » d’une période précise de l’histoire, qui y a trouvé des « porte-parole » qui ont pu transmettre les sentiments, les idées, les traditions qui y avaient cours. L’enregistrement descriptif conservant le caractère oral du conte dans son état primitif doit toujours prévaloir, dans les entreprises visant à faire revivre les textes du patrimoine.



La rigidité des règles formelles qui régissent les contes autant que le cadre étroit dans lequel s’inscrivent ces récits constituent le secret de leur force et de leur pérennité. Comme les structures orales du conte populaire représentent une forme d’expression littéraire conçue selon des modalités artistiques spécifiques au genre, elles ouvrent de vastes domaines à de passionnantes études comparées entre les contes des peuples. Les structures événementielles des contes se ressemblent d’une civilisation à l’autre ; elles ont une origine commune à toutes les sociétés ; les ajouts et contributions, survenus localement, à des époques déterminées, ne peuvent être clairement décelés qu’à partir de l’occurrence première du texte « pur ».

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