LA DYNAMIQUE DU PATRIMOINE OU COMMENT L’UNIVERSEL PEUT DEVENIR LOCAL PUIS NATIONAL PUIS UNIVERSEL
Issue 10
Voilà, en effet, trente ans que l’expérience artisanale domestique des femmes rurales de Sejnane a commencé à se transformer, de façon officielle – et, depuis quelques années, à un rythme accéléré –, d’un objet de curiosité (ou d’admiration) intéressant les élites urbaines du pays et les touristes étrangers en un élément essentiel de la culture et de l’identité tunisiennes « officielles », avant de devenir une composante du patrimoine artistique national.
Les archéologues spécialistes de la poterie ainsi que certains anthropologues et historiens estiment, en effet, que la fabrication domestique de la poterie relève d’une histoire de l’art bien plus vaste que le contexte local où elle figure actuellement. Cette histoire s’étend sur une durée qui nous fait remonter à l’âge de bronze et concerne une aire géographique qui comprend la totalité du bassin méditerranéen, îles Baléares comprises, et peut-être même d’autres régions situées au-delà de l’océan. Des études ont montré que la poterie, dont le matériau de base est l’argile et qui se rencontre dans les zones rurales de la Méditerranée, s’est développée à travers une interaction féconde entre les régions et les époques, même si les objets ont varié selon la nature de l’argile et les évolutions des cultures locales.
Ces données confirment le fait que la dynamique des civilisations qui ont rivalisé et se sont succédée dans l’espace méditerranéen ont contribué – à travers les empires et les systèmes d’expansion auxquelles ils ont donné forme – à accélérer la circulation des groupes humains dans l’ensemble de la région, favorisant l’interaction féconde de leurs savoirs, compétences, arts, techniques et symboles culturels.
Mais ce qui retient l’attention, lorsqu’on observe le phénomène à l’époque moderne, et même encore de nos jours, c’est que l’artisanat domestique chez les ruraux, et plus précisément la fabrication des objets en poterie, s’est concentrée dans des zones quasi isolées, ancrées dans leur fonctionnement local et pratiquement coupées, aux plans artistique et technique, du monde extérieur. Une telle solitude résulte de l’action de trois mécanismes, économique, politique et culturel, étroitement liés, qui ont fait que ce type de fabrication s’est replié autour d’un mode de fonctionnement local qui a, peu à peu, conduit à une érosion de sa valeur sociale, culturelle et utilitaire.
Mais ce que nous devons noter, concernant le cas de la Tunisie, c’est que cette activité artisanale, disséminée dans diverses zones rurales du pays, a commencé,
au cours des deux dernières décennies, à dépasser, aux plans artistique et culturel, le cadre local pour acquérir une valeur « nationale » nouvelle à laquelle les élites locales tentent de conférer une dimension culturelle mondiale, en parfaite symbiose avec la dynamique de la mondialisation.
Aux plans technique, culturel et utilitaire, la poterie de Sejnane est liée à un ensemble de facteurs dont les plus importants sont :
- l’existence de carrières d’argile accessibles et ayant conservé leur caractère public et collectif, depuis les temps anciens ; - la ductilité du matériau et la couleur des différents types d’argile qui varie selon les lieux d’extraction ; - le fait que les carrières se trouvent à l’intérieur d’une forêt offrant aux populations l’énergie nécessaire à ce type d’artisanat ; - l’existence d’une société d’éleveurs sédentaires qui vit quasiment en situation d’autosuffisance, ce qui a donné à la plupart de ses productions, en particulier celles relevant de l’artisanat, une valeur utilitaire immédiate.
La conjugaison de tous ces facteurs a fait de Sejnane l’un des plus anciens centres de production des objets en poterie de la campagne tunisienne, autant qu’elle a contribué à la transmission des compétences dans ce domaine d’une génération à l’autre, donnant à cet artisanat sa forme spécifique.
Mais, à la vérité, les produits de Sejnane n’ont acquis une réelle valeur artistique qu’avec l’intervention des élites culturelles qui leur ont conféré leur cachet local, à partir d’une vision qui était celle de l’espace urbain. Cette évolution a commencé avec l’action menée par les colons, relayée par la demande des touristes avant que des familles tunisiennes, appartenant aux élites urbaines, ne s’engagent, vers la fin des années soixante et le début des années soixante- dix, dans le processus, oeuvrant par là à consolider leur patrimoine culturel et symbolique et à affirmer leur ancienneté, en termes de civilisation, par opposition à la « vie primitive des ruraux. »
Mais le changement des options économiques de l’Etat tunisien, au cours des trois dernières décennies, a modifié l’équation. Le pays a, en effet, renoncé à la politique « radicale » de développement économique, suivie dans les années soixante, et oeuvré à rattacher au marché l’économie agricole fondée sur la principe d’autosuffisance, sans en détruire pour autant les structures sociales, c’est-à-dire en s’efforçant de préserver l’unité de base de la production agricole, qui est la famille.
Dans ce nouveau contexte, la cas de Sejnane a revêtu une grande importance, dans le cadre du projet de développement rural et forestier, mis en oeuvre au début des années soixante-dix et poursuivi au même rythme, au cours des années quatre-vingts. Tel est le contexte dans lequel ont été jetés les bases de deux projets de développement dans cette région, étroitement liés à ses spécificités économique et artisanale. Le premier concernait l’élevage qui est l’axe de l’économie d’autosuffisance caractéristique de la région. Les résultats de ce programme de développement sont apparus, à la fin des années quatre-vingts, lorsque les éleveurs de Sejnane sont devenus parmi les grands fournisseurs de l’industrie alimentaire du pays en lait, produit dont ils répugnaient traditionnellement à faire commerce.
Mouldi Lahmar (Tunis)