EDITORIAL N°42 EN DEPIT DES PERTES, LE PARI SE POURSUIT A TRAVERS LE TEMPS
Issue 42
Si l’on revenait sur la période qui va du 1er Congrès de la musique arabe, tenu au Caire en 1932, à nos jours et sur le long processus à travers lequel les termes et les concepts ont été définis et explicités et les stratégies adoptées, on aurait du mal à trouver une seule action arabe, d’ordre public ou privé, ayant scientifiquement réussi à collecter, établir, consigner et documenter la totalité des matières du patrimoine culturel d’une région, d’un pays, d’une ville, voire d’un village donnés. Tout ce que l’on peut relever ce sont des efforts timides et éparpillés, relevant soit d’une initiative individuelle menée avec acharnement, soit d’une action officielle qui n’a pas bénéficié jusqu’au bout des facilités et des financements nécessaires, à moins qu’elle n’ait été entamée puis interrompue, pour une raison ou l’autre.
Nombreux furent en effet les Congrès nationaux, régionaux, interarabes et internationaux, tout autant que le furent les symposiums scientifiques, culturels ou techniques organisés, des années durant, par les gouvernements, les instances internationales et les instituts et centres de recherches, qui ont consacré à la collecte des matières du patrimoine culturel des efforts et des financements considérables, suscitant de grands espoirs et aboutissant à d’importantes idées, visions, théories, moyens, méthodes, stratégies et programmes d’enseignement, de formation et de renforcement des capacités, le tout en vue de bien préparer les actions de collecte sur le terrain. Mais tous ces efforts, toutes ces promesses sont restés lettre morte, une fois passée la phase de battage médiatique qui accompagne habituellement ces manifestations mais qui s’estompe aussi rapidement qu’elle a été engagée.
On ne peut toutefois nier les efforts qui furent déployés par d’éminents savants, essayistes, professeurs mais aussi par de simples amateurs passionnés par la collecte du patrimoine, par tous ces hommes et femmes qui se sont consacrés corps et âme à la réussite de ces collectes, poursuivant le rêve que puisse un jour se réaliser, serait-ce en partie, ce pari, demeuré un objectif arabe hors d’atteinte, alors que tant d’autres projets ont été concrétisés sur toute l’étendue de la terre arabe, en autant de bonds qualitatifs.
On se demande en effet quel signe indien poursuit cet auguste projet, à toutes ses étapes. Car, à peine les conditions sont-elles réunies pour qu’il prenne, à tel ou tel endroit, son essor sur des bases scientifiques rigoureuses, faisant alors naître rêves et espoirs, que les tempêtes se déchaînent pour le mettre à terre. Et l’on voit sans peine que l’égoïsme, l’envie, la rancune ont créé et attisé les conflits, que le soutien a commencé à faire défaut et les ressources à se tarir, que les erreurs accumulées sont venues s’additionner à la mauvaise gestion, ou encore que les rivalités entre les hauts responsables, les antagonismes entre les hommes politiques ou les conflits d’intérêts entre les Etats se sont aggravés. L’on voit, dans le même mouvement, se dresser, partout où démarre un projet de collecte sur le terrain des matières du patrimoine culturel, des personnes acharnées à le détruire, à le dissoudre, à le rabaisser ou à accuser de tous les maux ses promoteurs aussi bien que ceux qui œuvrent à sa réussite.
Le plus étrange est qu’aucune personne, aucune entité n’a jamais tiré bénéficie de la ruine d’un projet mené par une autre. Le seul résultat est le cumul des rancœurs entre ceux qui travaillent dans un domaine exigeant un effort collectif solidaire, tant à l’échelon local que national ou interarabe. On a pu voir se disperser de la sorte et s’effacer, une année après l’autre, la matière collectée du patrimoine culturel jusqu’à sa totale disparition.
Mais, plutôt que de céder à l’exagération, essayons, chacun de notre côté, d’examiner n’importe quel projet de collecte authentique du patrimoine culturel développé dans une zone proche de nous. Nous pouvons alors voir à l’œil nu comment s’organise la levée des boucliers pour réduire cette entreprise à sa plus simple expression, sinon pour la démolir, et comment les uns et les autres travaillent à sa perte en élargissant les brèches et en aggravant les moindres signes de faiblesse pouvant y apparaître, s’employant à l’anéantir, sous de vains – pour ne pas dire honteux – prétextes.
Il n’en reste pas moins que des efforts individuels se poursuivent, depuis des décennies, constituant autant de signaux lumineux sur le chemin. Ces efforts nous sont d’un réel réconfort : si modestes et dispersés soient-ils sur toute l’étendue du monde arabe, ils ont en effet réussi, année après année, à passer outre cette situation nationale et interarabe peu reluisante, grâce à la persévérance et au dévouement de ces femmes et hommes qui œuvrent à collecter, enregistrer et établir les matières importantes auxquelles ils pouvaient avoir accès et dont certaines ont été tôt publiées dans des ouvrages qui nous font, aujourd’hui, un devoir de documenter les éléments épars qui ont été relevés quand bien même ces éléments ne seraient que l’infime partie d’un massif imposant.
La perte par la culture arabe de l’une de ses composantes ancestrales représente un déficit qui s’aggrave de jour en jour. L’enjeu pour la présente génération, qui maîtrise les sciences et les techniques les plus avancées et dispose des idées, des visions et des stratégies les plus élaborées – ne serait-ce qu’au niveau de la théorie –, consiste à prendre l’initiative de collecter, d’établir et de classer la matière encore éparpillée afin de pouvoir la documenter. Le reste… autant en emporte le vent !
Ali Abdalla Khalifa