Une Approche Plastique Du Patrimoine Calligraphie, Artisanat Et Créativité
Issue 12
Ali Araïssia (Tunisie)
Q ui observe le paysage culturel mondial ne peut manquer de noter cette tendance forte qui se dessine vers l’hégémonie d’une culture unidimensionnelle, définie par des structures techniques, technologiques et communicationnelles de haut niveau.
Cette tendance va jusqu’à faire prévaloir un discours culturel d’exclusion qui rejette l’autre en avançant l’argument que sa culture est patrimoniale, ce qui serait, de fait, le signe d’un recul, d’une clôture sur soi et d’un refus de la modernité. La réécriture ainsi que l’interprétation plastique, esthétique, intellectuelle du patrimoine constituent en vérité une façon de creuser dans ce qui est la nature même de notre existence, et en même temps une nouvelle reconnaissance subjective des vérités ontologiques et civilisationnelles de notre être tout autant qu’une contribution à une œuvre d’interculturalité et de dialogue fondée sur la compréhension réciproque et l’affirmation, au plan de la légalité juridique, de la légitimité de notre existence et de la nécessité d’avancer sur le chemin du progrès et de la modernité.
L’acte plastique est un acte créateur de sens qui vise à transformer les créations d’une imagination libre en une représentation esthétique qui n’est, de fait, que l’expression intensive, au plan plastique, d’une finalité et d’une signification. La réécriture du patrimoine au moyen du travail calligraphique et plastique est, en réalité, un processus d’élévation des sentiments humains qui sont aussi l’expression de la charge de socialité dont tout homme est porteur. Le travail de transformation plastique et calligraphique qui a une portée patrimoniale s’exprime à travers l’abstraction, celle-ci devant être appréhendée sous l’angle du retour à l’art arabo-islamique.
La culture arabo-islamique a vécu de longues périodes de luttes féroces mais nécessaires entre, d’une part, la volonté de donner la prééminence à la raison en tant que mécanisme de compréhension, d’ijtihad – d’effort interprétatif –, et, d’autre part, la volonté de s’en tenir à la tradition transmise par les anciens. Entre ces deux postulations, écoles, partis, doctrines, exégètes, théologiens, philosophes n’ont cessé de débattre. Le moment nodal dans l’histoire de cette culture fut sans doute celui où un effort a été tenté pour définir une approche faisant le lien entre raison et tradition. L’abstraction dans l’art arabo-musulman doit être appréhendée sous cet angle, c’est-à-dire en tant que tentative de rattacher l’héritage transmis à un imaginaire libre et créateur qui s’exprime, au plan plastique, de façon cryptée (et, certes, hermétique), mais capable de produire des formes géométriques inédites qui tirent les points et les lignes du calligramme vers les limites extrêmes où peut aller l’imagination créatrice.
On peut, à partir d’une telle lecture de l’essence des constructions abstraites (ou de l’esthétique de l’abstrait) dans le patrimoine artistique arabo-musulman, affirmer que ce patrimoine ne saurait être abordé sur la base de cette approche «traditionnelle» quasi folklorique qui tente de donner un caractère «populiste» à tout un passé de créations artistiques arabes et islamiques.
Expliquer, en revanche, cet héritage, à partir d’une lecture plastique, c’est recréer de façon novatrice tout un patrimoine, car il ne s’agit pas de traiter de productions qui se répètent mais de l’esthétique qui est la base de créations artisanales qui exploitent au plus haut degré les extraordinaires potentialités du fil, de la laine, de la soie, etc. L’approche plastique s’élève, dès lors, au niveau d’une véritable lecture de la diversité des formes, des techniques, de la géométrie des signes pour tout ce qui relève de la calligraphie, en tant que celle-ci est dépassement des constructions traditionnelles et des formes simples du produit calligraphique courant. La densité des signes et la variété des lignes et des abstractions est un élargissement de la spatialité de ce produit, et c’est ainsi que se révèle l’esthétique qui est à la base des conceptions modernes en la matière, à travers les variations sur les formes et les combinaisons des éléments.
Le calligraphe crée un lien entre une construction signifiante artificielle et une construction signifiante naturelle. La calligraphie est travail artisanal et mise en forme, alors que le verbe est un système naturel. Cet art est donc un processus de production du sens où coexistent une démarche artificielle et un «matériau» naturel, étant donné que la calligraphie est «un signifiant «fabriqué» et le verbe un signifiant naturel.» Sur cette base, la calligraphie, en général, et, dans l’exemple qui nous occupe, la calligraphie arabe, est un art dont la matière est le verbe qui se transforme par la pratique en une construction visuelle. «Le mot tracé par la plume (calame) se lit en tout lieu, à toute époque et peut se traduire en toute langue… S’il n’y avait eu le livre c’est-à-dire tout l’art des calligraphes l’histoire des hommes du passé aurait disparu avec eux.» L’architecture de la calligraphie arabe, à son degré d’abstraction le plus extrême, est la transcription et la réécriture artistique d’une culture, d’une vision du monde, de valeurs et de signes mnémoniques d’une civilisation.