LES CROYANCES POPULAIRES DANS LES STEPPES TUNISIENNES
Issue 22
Le patrimoine culturel et spirituel des peuples est, de par son rayonnement sur les arts, les savoirs et les autres domaines d’activité intellectuelle, un champ vivace et fécond pour tout véritable travail de création. Il constitue en soi, dans le même temps, un stimulant, une force d’impulsion sur la voie de tout essor culturel et même de tout projet de renaissance de l’esprit. Ce patrimoine représente également une source irremplaçable d’enrichissement cognitif, ne serait-ce que parce qu’il témoigne de notre profond cheminement à travers les siècles ainsi que de la mémoire de nos pères.
Le rapport de l’homme au « Green Spirit » (l’esprit vert) s’établit dès le commencement du voyage de l’homme en ce monde. Doué de raison, l’homme accorda, dès la nuit des temps, une attention particulière aux végétaux ; il leur conféra une sacralité sans égale depuis qu’il prit la mesure de tous les changements survenant sur la surface de la terre, au rythme des saisons, avec, au printemps, les plantes qui poussent et les arbres qui reverdissent et, à l’automne, les feuilles qui jaunissent puis tombent. On comprend que l’homme ait vécu dans un état d’inquiétude face à ces changements de la nature et à l’alternance des saisons, observant la disparition de la verdure dans les déserts et les forêts puis attendant avec la plus grande impatience que revivent les végétaux et recommence le cycle de la vie. Et ce fut ainsi qu’il créa une divinité liée à la vie et à la fécondité qu’il appela en Mésopotamie Ashtart, en faisant dans la région du Machreq la mère suprême de l’espèce humaine. Cette même divinité prit le nom de Tanit au Maghreb, dans la Carthage punique. Dans l’une et l’autre de ces civilisations l’âme de la forêt s’est incarnée dans les arbres, tirant sa sacralité de l’esprit et non de l’être physique de ces arbres.
Cette divinité est connue dans toutes les civilisations, de la Chine à Babylone, à l’Arabie, à l’Egypte pharaonique, à Carthage et au pays des Numides et des Amazighs du Maghreb central (Algérie) et du Maghreb « le plus éloigné » (le Maroc actuel).
Cet animisme avec ses rites est toujours vivant et demeure inséparable de l’homme en ce qu’il a de plus inné, ainsi qu’on le voit dans un grand nombre de régions de la Tunisie, et en particulier à l’intérieur du pays où il existe historiquement une grande diversité d’ethnies. On y trouve en effet les descendants des tribus arabes des Hilaliens ainsi que ceux des tribus d’origine numide et amazigh.
Située à l’intérieur de l’actuelle Tunisie, la région des steppes, où s’étaient établis les derniers royaumes byzantins, dont le siège était à Sufetula (l’actuelle Sbeitla) et qui couvraient l’ensemble de ces zones semi-arides, s’étendait à l’époque jusqu’à Hydra (ville à la frontière de l’Algérie). Elle a connu, notamment dans les milieux ruraux, des rites en rapport avec le sacré qui étaient dévolus au « Green Spirit ». Les acacias (‘ar’ar) les plus âgés ont fait l’objet d’une véritable ferveur populaire en raison de la sacralité et de la spiritualité dont ils étaient investis. De l’encens était brûlé et des bougies étaient allumées en l’honneur de ces arbres dont l’enceinte était entourée d’un muret afin que les fidèles accomplissent leurs rites en toute sécurité.
En tant qu’arbre, au sens matériel, le ‘ar’ar a donné lieu à divers usages en rapport avec les traditions des populations locales : on en extrait le goudron, et ses feuilles qui sont toujours verdoyantes ont toujours servi à la fabrication de médicaments populaires en même temps qu’elles entrent dans des mélanges servant à la fabrication d’un encens qui est brûlé, surtout au cours de « la nuit sacrée » (veille du 27e jour du ramadan), par diverses populations, en particulier celles du Djérid.
L’innéité (fîtra) conjuguée à la culture faite de tous les savoirs que la mémoire des peuples a accumulés reste vivace et profondément enracinée dans l’esprit du « croyant », en dépit de tous les apports extérieurs et de toutes ces intrusions guère adaptées aux spécificités du milieu et de la culture sociale et qui tentent de faire obstacle aux règles et normes de la communauté. Cette continuité innée est toujours présente dans la littérature populaire, qu’elle concerne la liturgie, la vie quotidienne ou, même, cette coutume qui fait que la foi du charbonnier (que les Arabes appellent « la foi des vieilles gens ») est partie intégrante du sacré, au sens religieux du terme.
Que les populations restent attachées dans leurs haltes comme dans leur nomadisme aux sollahs (les hommes de bien) et à la vie de l’âme ne peut que garantir la continuité de ces rites, quels qu’en soient les références ou les origines que nous tentons, à travers nos recherches historiques, nos fouilles archéologiques ou nos enquêtes anthropologiques de déterminer. Le périple de la foi est étroitement lié chez les hommes à celui de la vie. Mircea Eliade a écrit : « Le sacré est un élément de la structure de la conscience et non une étape de l’histoire de cette conscience. »
A cela il faut ajouter que l’isolement de ces régions et les faibles contacts qu’ils ont avec le monde extérieur suffisent à expliquer leur très grande ouverture sur l’héritage religieux ancestral. Lorsque nous abordons un tel legs culturel en tant qu’il est un ensemble d’us et coutumes et une partie indissoluble de l’identité de chaque individu ou communauté humaine, quelles que soient ses racines religieuses et culturelles, voire ethniques, nous nous donnons les moyens d’assurer la survie d’une mémoire vivace du patrimoine et de la culture tant spirituelle que matérielle de nos pères, face à toute invasion extérieure qui tente de modifier la structure et les composantes sociales et culturelles des hommes.
Mohamed Naceur Siddiki
Tunisie