LE SYSTEME DES‘ARRASSAS AU PAYS DES HAOUAYAS (BENI KHEDACHE)
Issue 21
Les fêtes populaires sont révélatrices du fonds culturel qui est le signe distinctif de l’identité et du degré d’avancement – notamment en termes d’organisation sociale – des communautés humaines. Si la bédouinité reste associée à la vie simple et aux dures conditions d’existence liées à l’élevage et aux travaux de la terre, les formes festives qui symbolisent le mieux l’organisation sociale des bédouins, dans ses deux dimensions endogène et exogène, sont celles qui sont en rapport avec les mariages et les préparatifs qui y sont inhérents et qui sont conduits avec la plus grande minutie dans les milieux tribal et/ou rural.
Cette étude porte sur l’exemple des ‘arrassas dans le pays des haouayas qui se situe dans la région montagneuse de Béni Khédache, au sud de la Tunisie.
Elle tente de mettre en évidence les lois structurelles impérieuses ainsi que les fonctions sociales et les significations culturelles qui sont profondément à l’œuvre dans ces festivités qui ne sont qu’en apparence spontanées, en mettant l’accent sur l’expérience des ‘arrassas des haouayas, dans les zones rurales et au sein des communautés tribales les plus proches de la vie d’éleveurs.
Quels sont les éléments qui caractérisent les ‘arrassasde Béni Khédache qui font de cette pratiqueune manifestation culturelle témoignant d’une identité spécifique ? Dans quelles racines culturelles et étapes historiques le système des ‘arrassas puise-t-il ses occurrences festives et ses colorations spécifiques ? Quelles sont les fonctions culturelles et sociales que remplit un tel système à l’intérieur du système social du groupe des haouayas, et plus généralement en Tunisie ? Quelles sont, enfin, les significations culturelles profondes que recèlent les rites des ‘arrassasà travers leurs composantes symboliques ?
Le terme de‘arrassas désigne un groupe d’hommes qui a pour rôle d’entourer le marié au long de la cérémonie du mariage afin de lui prodiguer aide et soins, avant, pendant et après la cérémonie, en une organisation assez semblable aux organisations politiques officielles, qu’il s’agissedes appellations, des procédures ou des législations.
L’Afrique du nord se distingue, aussi bien dans les régions côtières que dans celles de l’intérieur, par la généralisation de ce rite. Il est rare en effet de rencontrer un Libyen, un Tunisien, un Algérien, un Marocain ou un Mauritanien qui n’ait pas en mémoire le souvenir si riche en symboles de ces compagnons présents à son mariage, ou qui ne rêve de ces journées avec les ‘arrassas qui lui reviennent comme autant de rémanences des plus joyeux moments de sa jeunesse, ceux du plein épanouissement de sa personnalité et de la plus entière affirmation de son statut, à l’intérieur du cercle familial le plus proche. Il reste que chaque région de cet ensemble géographique du sud tunisien imprègne le phénomène des ‘arrassas de caractéristiques culturelles qui lui sont propres etqui font de ce riteune des modalités del’affirmation de l’identité autant qu’une actualisation locale de la relation du moi à l’autre et du voisinage entre le local et l’universel.
Cette étude vise donc à mettre en lumière les traits distinctifs du système des ‘arrassas à l’intérieur de la région de Béni Khédache, à partir d’une présentation géographique, historique, sociale et culturelle de cette partie de la Tunisie.
La langue, au niveau des termes en usage, aide très souvent à déterminer les racines historiques des manifestations culturelles. Le système des ‘arrassas au pays des haouayas compte deux termes,sultan et Hafside(s), qui renvoientà des temps très anciens. L’ère hafside s’est en effet achevée, au cours de la seconde moitié du XVIème siècle avec l’arrivée des Ottomans à Tunis, en 1574.
Faut-il en déduire que cette manifestation remonte à cette époque ? Ou plutôt que c’est la nostalgie de ce temps lointain qui a donné à ces deux termes une si forte expansion ? Nous privilégions l’hypothèse de l’ancienneté, au vu de la présence de la même tradition dans d’autres pays,certains proches d’autreslointains ,de l’Afrique du nord, selon une continuité qui va du Djebel Nafoussa, en Libye,jusqu’à la région de Tata, dans le sud marocain. On constate également que, dans la région proche de Nefzaoua, le système des ‘arrassas est quasiment identique à celui de Béni Khédache, ce qui pourrait signifier que son organisation a été calquée sur celle du pouvoir exécutif depuis l’époque hafside.
Le système des ‘arrassas s’impose, de façon générale, au pays des haouayas comme une manifestation culturelle constitutive, pour une part importante, de l’identité locale des habitants de Béni Khédache, autant qu’une des actualisations les plus significatives de son patrimoine, à un moment privilégié de son développement culturel où le système sociétal des différentes branches de la tribu des haouayas commence à se séparer de l’anxieuse bédouinité du nomade et à manifester les signes effectifs d’une progressive culture citadine.
Pour autant que l’on conçoive le système des ‘arrassas comme une des occurrences du « rendez-vous » social, on peut supposer que ce système a été voulu en tant que rappel aux jeunes générations des valeurs sur lesquelles cette société a été fondée, depuis la nuit des temps, et en particulier l’entraide entre tous les membres du groupe dans les moments décisifs du cycle de la vie, afin d’assurer la pérennité du lien qui unit les membres de la communauté et réalise en son sein l’esprit « confédéral », dans la mesure où cette communauté se constitue en une sorte d’union « de type fédéral », à côté des autres petites unions qui se regroupent à l’intérieur d’une union « fédérative » locale plus grande qui est celle desOuerghemmas. De tels systèmes n’ont pu s’enraciner, à travers les siècles, qu’en raison de leur valeur sociale, de leurs significations spirituelles et de leur rôle pédagogique dans la formation des individus, l’organisation de la société et l’imposition de formes culturelles authentiques.
La tribu au pays des haouayasn’a commencé de fait à se détacher du cercle étroit de sa bédouinité et à s’intégrer à la vaste aire de l’universel qui est arrivé jusqu’à elle par voie de terre et voie de merque depuis le début de la mise en place de l’Etat de l’indépendance, Cette évolution s’est reflétée, de façon claire et précise, dans les jeux des ‘arrassas, un des derniers remparts culturels du groupe ; elle a affecté à l’évidence le discours même de cette manifestation ainsi que ses procédures et le prestige conféré à ses organisateurs. Or,de ce système il ne reste plus, en ce début du XXIème siècle, que de vagues rémanences sous la forme d’une brève cérémonie n’obéissant guère à une ordonnance précise.
Ont disparu la grandeur et la majesté des « sultans » et pâli les splendeurs des « Hafsides ». Et c’est à la « coiffeuse » qu’échoit désormais le premier rôle, car elle seule s’occupe de la toilette de la mariée, ayant de fait éliminé toutes les formes anciennes d’apprêt : plus de cérémonie collective pour nouer les nattes de la jeune promise, plus de ces discours rituels prononcés par les vieilles dames, plus de youyous, plus d’encens brûlé – plus rien, sinon cette pâle momie qui sort des mains de la coiffeuse.
Les beaux textes du chant populaire, eux aussi, ont disparu, remplacés par les enregistrements traditionnels ou numériques, et par l’assourdissante cacophonie des hauts parleurs. Oubliés aussi les convois où la mariée était transportée chez son époux à dos de dromadaire, ce sont désormais les rutilantes limousines qui assurent le déplacement, tant et si bien que les ‘arrassas sont devenus le symbole pâlissant d’un temps révolu dont peu connaissent les rites et les significations, y compris au pays des haouayas.
C’est précisément pour cette raison que nous avons choisi d’en restituer la mémoire en espérant que cela sera de quelque utilité pour les générations futures et contribuera au rapprochement et à l’amitié entre les peuples en ouvrant la voie à des études anthropologiques telles que celles qui sont consacrées au patrimoine des nations, à travers les éléments que certaines régions fort éloignés ont conservés en tant que partie de leur histoire locale et rémanence de leur patrimoine authentique.
Al-Hashimi Al-Hussain
Tunisie