LES RECITS DES ORIGINES ET DES COMMENCEMENTS
Issue 16
Imed ben Soula(Tunisie)
L a mémoire collective a une passion particulière pour les origines et les commencements. Cette passion se manifeste lors des cérémonies populaires rituelles qui sont l’occasion d’un retour vers le passé, mais aussi dans le cadre des récits oraux spécifiques à chaque communauté locale.
L’étude passe en revue les principales caractéristiques de la représentation de ces origines et commencements dans les récits populaires, ainsi que les fonctions et significations qu’une telle représentation désigne relativement à la mémoire et à l’identité du groupe. Le travail s’appuie sur les registres d’un fonds ethnographique oral concernant un espace géographique et socioculturel local : la région de Bizerte, qui est située à la pointe nord du territoire tunisien.
La difficulté à classer ces textes où la force de l’écrit se conjugue à l’impact rhétorique et au jeu des suggestions de l’oralité est liée à la logique de la reproduction propre aux genres littéraires, chaque forme nouvelle n’étant, comme le dit Todorov qu’une transformation d’une forme ou de plusieurs formes plus anciennes. C’est ce que nous remarquons en ce qui concerne les modèles narratifs proposés, chaque conte renvoyant, en réalité, à un autre conte, même si celui-ci ne relève pas du même genre. Ainsi, il est clair que l’histoire de Sidi ben Saïdane qui parle de l’édification du mausolée où s’est abattu le cheval portant le cercueil du saint homme a un lien avec celle de l’édification de la première mosquée de l’Islam qui a été érigée là où s’est arrêtée la chamelle du Saint Prophète, après qu’une querelle eut opposé ses partisans, chacun voulant Lui offrir l’hospitalité dans sa maison. Or, au plan littéraire, le conte appartient aux « Ecrits populaires soufis » qui sont liés à la geste des saints et des vertueux. De même, l’histoire de l’apparition du lac Al Mouzawaka (littéralement : le lac ornementé) puise-t-elle dans les légendes inspirées par le déluge qui sont très répandues non seulement dans l’héritage sémitique, comme on le voit dans les civilisations sumériennes ou babyloniennes, avec l’épopée de Guiguelmech ou islamiques, avec l’histoire du Prophète Noé, mais aussi dans le patrimoine mondial, ainsi que le montre Fraser dans Le Folklore de l’Ancien Testament. Tous ces récits signalent la survenue d’un cataclysme ouvrant sur une résurrection après que tout a été détruit et soulignent la dualité symbolique de l’eau qui préside dialectiquement à la naissance et à la mort.
Mais les représentations du passé, des événements, des choses à travers le retour aux origines et aux commencements s’inscrivent dans un cadre narratif où l’historique interagit avec l’imaginaire, à l’intérieur de ce que Ricoeur appelle l’ « identité narrative », de sorte que le constituant narratif se transforme en élément constitutif de l’identité individuelle et collective, et que l’existence humaine tout entière se réduit en toute simplicité à l’existence liée à notre vie privée, existence que nous nous représentons par le moyen de la narration orale.
C’est pourquoi le retour aux origines ne constitue pas une simple question dont on pourrait déterminer le lieu, ici ou là, mais une pulsion fondamentale qui dépasse cette catégorisation des choses que Mircea Eliade a appelée la nostalgie des origines et qui est recherche des modèles idéaux qui constituèrent l’essence des choses avant que ces modèle n’en arrivent à devenir ce qu’ils sont à présent.
Pour les fonctions de ces récits avec les représentations qu’elles nous donnent des origines et des commencements, elles se répartissent en quatre types:
Une fonction interprétative: la narration de l’origine et du commencement propose en elle-même un moyen d’interprétation auquel le groupe adhère, soit en l’absence d’une explication répandue fondée sur un autre référentiel tels que l’Histoire ou la religion, soit, lorsque cette explication existe comme c’est le cas pour Bizerte où la mémoire n’a pu se satisfaire de ce qu’affirment les sources historiques relativement à ses origines d’abord phéniciennes puis romaines qui ont précédé la conquête par les Arabes, au cours du VIIe siècle, et s’est mise à écrire sa « propre histoire » à travers une entreprise de mythification.
Une fonction intégrative: Souvent le conte se transforme en un processus de motivation préludant à l’intégration au sein du système social après que les concepts fondamentaux ont été assimilés. Ces récits représentent, dans le cadre des collectivités traditionnelles dont ils relèvent, un instrument social d’intégration de l’individu dans son environnement immédiat, que celui-ci soit naturel, urbain ou social. Il ne saurait y avoir de rupture, ici, entre contenant et contenu, entre sujet et objet.
Une fonction fondatrice: Souvent, le récit ne se contente pas de remonter vers les origines et les commencements en prétendant arriver à les expliquer, il devient lui-même origine et point de départ. Ce temps absolu auquel renvoie la formule : « Il était une fois… » ainsi que d’autres formules similaires qui se retrouvent d’un conte populaire à l’autre nous ramène à un temps où le temps, la durée, n’existaient pas, c’est-à-dire aux archétypes. Il s’agira, dès lors, en toute simplicité, de ne pas tenter de remonter à un temps plus éloigné que celui où se déroule le récit.
Une fonction ontologique: Ces narrations orales, dans la mesure où elles célèbrent les origines et les commencements, tentent de conférer une origine symbolique aux phénomènes liés à ces origines. Constructions fondées sur la répétition des péripéties bien plus que sur leur récit chronologique, comme c’est le cas dans le récit historique, elles jouent leur rôle dans la négation et l’assujettissement du temps, afin de se libérer de son emprise et des inquiétudes et terreurs qu’il inspire.