LES CHANTS DU MAHFEL ET DES ATRAQS
Issue 3
Le chercheur définit les atraqs comme étant la voix ou un certain type de voix ou de mélodie, ou encore d’accompagnement musical : on dit : X hazz (entonna) le tarq, au sens de : se mit à chanter ou à vocaliser. On a le sentiment que le terme tarq s’est par la suite peu à peu spécialisé pour ne plus désigner que la mélodie ou le maqam (séance) dans le vocabulaire de la musique. Une expression telle que « tarq de la chasse » renvoie à un récit chanté avec accompagnement à la flûte qui rapporte les péripéties d’un combat sans merci entre un homme et un lion dans les profondeurs de la forêt. Le flûtiste imite les menaces et grognements du lion ainsi que les cris et les pleurs de la femme qui a peur pour son époux et ne cesse de répéter : « malheur à moi, mon mari est mort ! » On entend ensuite deux coups de feu partant du magroun (fusil traditionnel), et alors la femme pousse les you you de la victoire, son mari ayant fini par triompher du lion, au terme d’un combat, d’un corps à corps acharné. Le flûtiste achève son tarq par une émouvante mélodie comme s’il faisait l’élégie du lion et regrettait amèrement le sort fatal qui a réuni le fauve puissant et l’homme sans peur ni reproche dont ni l’un ni l’autre n’aurait mérité de connaître la mort en ce duel sanglant.
Les chants des atraqs peuvent être aussi bien collectifs qu’individuels, dans leur contenu et leur exécution. Hommes et femmes y prennent également part. Ils constituent le genre le plus répandu de chansons tunisiennes qui sont progressivement passées des zones rurales et désertiques à la ville et que l’on appelle âroubi (chant bédouin).
L’étude souligne les rapports de converge et de divergence qui existent entre le mahfel et les atraqs. Convergence, dans la mesure où les deux genres partagent les mêmes traits généraux, en ce qu’ils sont formés de strophes chantées. D i v e r g e n c e relative, dans la mesure où, dans le cas des atraqs, nous avons un ou deux interprètes qui peuvent être de l’un ou l’autre des deux sexes, alors que le mahfel est nécessairement exécuté par au moins quatre femmes. Les chansons du mahfel sont, en outre, d’une matière plus dense et se distinguent par leur relative étendue, en plus de leur contenu qui est plus classique, plus universel et plus riche de significations. Il se peut, néanmoins, que l’auditeur rencontre dans les deux genres des points de recoupement aussi bien au niveau du nombre des exécutants que de certaines strophes qui se retrouvent telles quelles, dans telle partie d’un mahfel ou dans telle autre d’un tarq.
L’étude débouche sur la conclusion que les chants des atraqs reprennent ceux du mahfel en même temps qu’ils s’en distinguent, au plan de la structure globale et de certaines strophes à l’intérieur de chaque pièce aussi bien qu’au plan de l’interprétation, qu’il s’agisse à cet égard du nombre ou de la mixité des interprètes. Ce sont ces traits qui ont probablement permis aux atraqs de passer progressivement, de façon ou d’autre mais toujours avec une certaine facilité, de l’environnement rural à la sphère urbaine. La ville a en effet su en récupérer la trame légère conjuguée à un souffle puissant pour enrichir son patrimoine musical et y introduire une fraîcheur inhabituelle. Les chants du mahfels ont, par contre, affirmé leur spécificité par rapport aux autres par l’abondance de leur matière, la variété de leurs thèmes, la richesse de leurs significations et l’étendue de leurs perspectives, sans parler de ce caractère épique qui en est la substance vive et qui constitue un hymne toujours recommencé aux étendues désertiques et aux valeurs de la tribu.
La culture populaire est considérée comme un facteur essentiel dans la formation de l’individu. A cet égard, la chanson populaire joue un rôle décisif quant à la construction de la personnalité authentique, en particulier chez les enfants, dans la mesure où elle est en soi un pari sur leur parfaite adhésion, génération après génération, aux valeurs patrimoniales de leur milieu. De même contribue-t-elle à faire connaître l’histoire orale de la nation, dès lors que cette histoire s’estompe avec le temps et la succession des générations de la mémoire populaire. On comprend que les institutions culturelles et les organisations sociales du Bahreïn attachent une importance cruciale au rôle que joue la culture du pays, en tant que facteur d’enracinement de la sensibilité au patrimoine chez les jeunes et les enfants en bas âge.
Dr. Ahmed Khaskhoussi - Tunisie