LA MUSIQUE ARABE SOUS L’ANGLE DU PATRIMOINE ET DE LA PHILOSOPHIE
Issue 8
En outre, la musique est inséparable de la langue arabe, qui est fondamentalement une langue musicale, faisant appel à l’écoute attentive et, d’un autre côté, depuis l’apparition de l’Islam, une langue liée au Coran dont la psalmodie a instauré un rythme musical instaurant une forme d’interactivité entre récitant et auditeur à travers laquelle s’affirme le miracle inimitable de la parole coranique.
L’auteur note que le premier livre arabe sur les sons et le chant remonte à l’époque omeyyade et s’intitule Le Livre du chant. Cet ouvrage précède d’au moins deux siècles le fameux Al Aghâni (Les Chants) d’Abou al Faraj al Isfahanî. Entre les deux, nous trouvons Al Qiyan ou Al Mughanniyat (« Les Courtisanes » ou « Les Chanteuses ») de Youssef. Puis les livres arabes sur la chanson et les chanteurs (euses) se sont succédé à un rythme soutenu, tout au long de l’époque abbasside ; les plus célèbres sont ceux d’Al Khalîl ibn Ahmed, d’Al Kindî, d’Al Farabi, de Safieddine Abd al Moumin Al Armaoui.
L’orientaliste britannique H.G. Farmer dresse, dans son excellent ouvrage Histoire de la musique arabe, la liste des dizaines d’ouvrages consacrés par les savants et exégètes de l’époque à la musique et au chant. Ces livres sont, aujourd’hui encore, à l’état de manuscrits s’ils n’ont pas purement et simplement disparu, laissant juste un titre et un nom d’auteur sur la liste des oeuvres perdues.
Farmer entame sa réflexion en soulignant l’opposition fondamentale qui existe entre la musique orientale qui est horizontale dans ses modulations et la musique occidentale dont les modulations sont verticales. La première se caractérise, en outre, par sa mélodie, son rythme et ses ornementations vocaliques, toutes caractéristiques étrangères à l’oreille de l’auditeur occidental. En fait, avant le Xè siècle cette opposition n’était pas réelle, orientaux et occidentaux se fondant sur l’échelle musicale pythagoricienne qui est d’origine sémitique, et qui a ellemême pour base l’ordonnance des corps célestes et les harmonies entre les nombres. On ne connaissait pas encore les règles de la composition, et les divergences se sont creusées à partir du moment où les Arabes ont commencé à mettre en oeuvre une technique de la mesure musicale et de définir les règles de la composition.
Les Arabes ont, d’autre part, élevé la fabrication des instruments de musique au rang d’un art supérieur. Nous disposons d’un grand nombre de lettres sur les techniques de fabrication de ces instruments, et nous savons que certaines villes, comme Séville, ont acquis une grande célébrité dans ce domaine ; de même, nous disposons de nombreux témoignages quant à l’excellence et à l’inventivité dont les Arabes ont fait preuve en la matière.
Même s’il nous est resté quelques recueils de musique du début du IXè siècle, la composition musicale était alors, pour l’essentiel, question d’oreille, certains auteurs considérant même que l’inspiration musicale leur venait, à l’instar des poètes, des djinns. Nous disposons à cet égard de toute une littérature narrative à l’intérieur même des ouvrages consacrés au chant, aux instruments de musique, aux règles et à l’esthétique de la composition musicale aisnqi qu’à la vie et à l’oeuvre des grands chanteurs et musiciens. Al Massaoudi (957), auteur de Mourouj adh-dhahab (Les Prairies dorées), a été le plus grand écrivain dans ce domaine ; nous pouvons également citer Al Aghâni (Les Chants) d’Al Isfahanî et, pour l’occident arabe, Al Aqd al farid (L’inimitable collier) d’Ibn Abd Rabbou (940), ainsi que l’imitation d’ Al Aghâni, donnée par Yahya al Khadj de Murcie (XIIè siècle).
Le premier théoricien de la musique fut Younes Al Kateb (765) ; vinrent ensuite Al Khalîl ibn Ahmed auteur d’Al Aroudh (La Métrique arabe), Ishâq Al Mawssili (850), qui fut un novateur et un doctrinaire et inventa de nombreuses structures rythmiques et mélodiques. Le mouvement de traduction que connut l’époque abbasside permit aux Arabes d’accéder aux oeuvres de la Grèce ancienne sur la musique et la science des sons ; ils accédaient, par la meêm occasion, aux principes de la mélodie, à travers notamment le livre d’Arsenoxenox sur le rythme, le livre sur les préludes et sur les échelles musicales d’Euclide et l’épître de Ptolémée sur la mélodie.
Un des auteurs qui ont abordé la question de l’influence grecque sur la théorie musicale arabe est le grand philosophe Al Kindî qui a écrit sept épîtres sur la théorie musicale dans lesquelles il traite des sons, de leur portée, des types de maqamet (strophes) et de mélodies. Al Kindî a montré que la musique arabe existe par elle-même et n’est ni persane ni byzantine, même si les Arabes ont emprunté à ces traditions certaines structures mélodiques ainsi que le oud, instrument qui a été ensuite totalement « arabisé » par les exécutants arabes, devenant un tout autre instrument que celui qui était en usage dans le monde persan ou byzantin. Al Kindî dit à ce sujet : « Chaque nation a un rapport au oud qui n’est pas le même que celui des autres nations. » Un nombre important des livres d’Al Kindî ont été perdus et, excepté quelques manuscrits conservés dans des musées européens, seuls trois d’entre eux sont parvenus jusqu’à nous.
Diverses légendes ont circulé sur l’autre grand philosophe arabe, Al Farabi, dont l’une veut que ce philosophe aurait inventé le oud ainsi qu’une sorte de machine qui produisait des sons tels que l’auditeur ne pouvait s’empêcher d’éclater de rire, à chaque fois que l’une de ses cordes était effleurée. Ceux qui ont répandu de telles histoires ont vraisemblablement lu dans son ouvrage sur la musique le passage qu’il consacre à une vieille machine qu’il présente comme un appareil de forme rectangulaire sur la quelle était placée un règle graduée au moyen de laquelle était mesurée la portée des sons.
Le plus grand théoricien andalou, dans ce domaine, est Avempace, auteur d’une épître sur la musique qui eut le même retentissement en Europe occidentale que les théories d’Al Farabi dans l’orient islamique. Quant à Averroès (1198) il a examiné les théories sur les sons dans son Commentaire du De anima d’Aristote.
L’auteur parle également des soufis qui ont enrichi l’art du chant et la musique dans le monde arabe par de nombreuses mélodies et maqamat. Les airs que nous chantons aujourd’hui ne sont plus limités à ces strophes inventées par Al Mawssili ou Ibn Jamaa, à l’époque de la splendeur de Bagdad, ils sont bien plus vastes, plus divers, plus colorés ou rythmés, mais le mérite revient dans ce domaine à ces auteurs car l’expansion des tariqas (groupes) et académies soufies, en Syrie, en Irak, en Iran, en Turquie et en Inde, a contribué à l’interaction et à l’hybridation des différents types de chant et de musique de ces pays, instaurant à partir de ces apports une unité artistique agréable à l’oreille des auditeurs musulmans, par delà l’appartenance à telle ou telle région et la diversité des langues ou des cultures.
Barakat Mohamed Morad (Egypte)