LA GESTE HILALIENNE DE LA SIRA AU THEATRE
Issue 35
Abderrahmane Chaffaï
Egypte
L’étude porte sur le traitement dramaturgique d’une sîra (geste, récit épique) qui fut chantée, des années durant, par des bardes professionnels, exerça une profonde fascination sur le groupe et demeure, aujourd’hui encore, un réservoir vivant au centre de la mémoire collective où les peuples arabes viennent puiser chaque fois qu’ils passent par une dure épreuve ou se trouvent plongés dans le désarroi. La geste hilalienne a ainsi connu un regain de faveur en Egypte, à l’époque de la défaite de la révolution arabe.
Elle fut également chantée par les Palestiniens dans leur perpétuelle errance sur les chemins de l’exode et de la lutte. Elle s’est répandue du Yémen, tout au sud, jusqu’à la Tunisie, plus à l’ouest, se développant sur l’ensemble de la terre arabe, en un mouvement qui mimait en quelque sorte cette terrible déliquescence de l’édifice arabe contemporain. Vue sous un autre angle, cette geste est aussi un monument à la patience et à la reviviscence. Les aèdes continuent, à ce jour, à raconter les guerres qui opposèrent les deux parties (les tribus de Banu hîlal face à Al Zenati Khalifa ; les cavaliers de Zenati contre Ya Helayel), à travers des récits où l’on voit à quel point l’imaginaire des peuples excelle à décrire les batailles et les héroïsmes. Certains abordent la sîra hilalienne sous l’angle du plaisir narratif ; ils se laissent emporter par le monde imaginaire et s’enthousiasment pour la vaillance du peuple, faisant des protagonistes des modèles auxquels on s’identifie, que l’on imite dans leurs actions, leur habillement, leurs gestes et comportements, et pour lesquels on prend fait et cause, à chaque péripétie où ils se trouvent engagés.
La tâche n’était pas aisée pour un auteur dramatique qui voulait reprendre cette sîra avec tous les événements et les personnages qui s’y bousculent, et la grande diversité des lieux et des époques qui y sont évoqués, et lui donner forme sur une scène de théâtre avec ses évidentes limites. Tel était, en tout cas, le défi pour l’écrivain Yusri al Jundi qui avait décidé d’aborder la sîra à travers la totalité de ses développements narratifs, de ses péripéties et de ses personnages principaux afin de construire sa propre vision dont il estimait qu’elle ne pouvait s’épanouir qu’à travers l’appréhension de cette geste en tant que tout, car elle est à ses yeux un miroir de notre réalité présente avec toutes ses contradictions et toutes les aspirations dont elle est porteuse.
Aussi a-t-il cherché à faire entrer la sîra dans le moule du théâtre en adoptant le jeu des masques, des narrateurs qui viennent informer les spectateurs, de la représentation des temps et des espaces à travers des cadres diversifiés en faisant tourner les événements autour des antagonismes tribaux avec leurs multiples conséquences. La sîra a été reconstituée en un récit qui va de la naissance d’Abou Zayd al Hîlali au massacre collectif qui suivit les invasions de la terre de Tunisie, décimant les armées et dévasant le pays.
Le théâtre étant un discours de concentration et d’expressivité, Yusri al Jundi a synthétisé de nombreuses péripéties de la sîra afin d’atteindre son objectif. Il l’a fait dans cette langue poétique qui lui est propre, un mélange de dialectal et de littéral, de prose et de poésie harmonieusement entretissés qui font de cette pièce une œuvre d’avant-garde dans le théâtre arabe.