LA TABLE DES PAUVRES AU PAYS DES HEMAMAS,AU COURS DE LA PREMIERE MOITIE DU XXe SIECLE Dialectique de la fertilité et de la sécheresse : une approche anthropologique
Issue 29
L’alimentation varie selon les peuples, les lieux et les cultures. L’anthropologue français Claude Lévi-Strauss l’a représentée sous la forme d’un triangle dont les angles seraient le cru, le cuit et le faisandé. Ce triangle est devenu une référence essentielle pour toutes les études portant sur l’alimentation, ouvrant ainsi de vastes perspectives à l’analyse de cette réalité, de sa dimension anthropologique et de l’importance qu’elle revêt dans la vie quotidienne des groupes sociaux.
La recherche sur l’alimentation quotidienne des pauvres, au pays des Hemamas (grande tribu du centre et sud-ouest de la Tunisie), permet de cerner certains aspects de l’identité tribale des Hemamas avec ses spécificités culturelles qui ont dans une large mesure disparu, du fait des avancées de la mondialisation qui sape les fondements des cultures locales et s’acharne à les effacer pour que s’instaure une « culture mondialisée uniformisée » propre à servir les intérêts de ceux qui sont derrière ce processus.
L’auteur a choisi de centrer sa recherche sur la première moitié du XXe siècle qui représente la dernière période au cours de laquelle les traditions culinaires ancestrales sont restées vivaces chez les Hemamas et, plus généralement, dans les zones rurales de la Tunisie les moins ouvertes sur ces grandes villes où la cuisine a connu des mutations rapides, liées aux contraintes économiques et culturelles imposées de l’extérieur par la domination culturelle française et se traduisant par l’apparition de nouveaux modes d’alimentation.
La cuisine relève structurellement de la culture matérielle. Elle constitue un élément d’appréciation essentiel pour distinguer les catégories sociales pauvres des groupes les plus aisées. Les produits qui entrent dans la confection des repas jouent à cet égard un rôle fondamental, d’autant que le lexique alimentaire est le plus souvent le même pour les deux catégories sociales.
L’auteur se fonde dans son approche sur le triangle alimentaire de Lévi-Strauss, sur le travail sur le terrain qui constitue la base de toute étude anthropologique ainsi que sur les entretiens qu’il a eus avec un nombre important d’informateurs appartenant à la tribu des Hemamas dont le témoignage a constitué cette source orale qui est aussi indispensable à ce type de recherche que les sources et références écrites disponibles.
L’alimentation des pauvres de la tribu des Hemamas, au cours de la première moitié du XXe siècle, notamment dans les périodes de sécheresse apparaît comme monotone, primitive et tributaire de la nature dont les changements affectaient profondément la vie des hommes.
La nourriture est un aspect essentiel de la culture de chaque société, elle dépend de la qualité des ressources naturelles disponibles et des influences extérieures qui peuvent dans certains cas se traduire par la disparition des spécificités locales. Il importe à cet égard de souligner que les grandes mutations socioéconomiques que la Tunisie, à l’instar du reste du monde, a connues, en particulier celles qui étaient liées à l’industrie de transformation des produits agricoles, aux systèmes de distribution à travers le pays et aux possibilités ouvertes par les importations de l’étranger, se sont traduites par un recul des spécificités locales. Ces mutations ont, assurément, contribué à l’uniformisation de la cuisine et permis que n’importe quel plat puisse aujourd’hui être préparé hors saison. Ces évolutions montrent en elles-mêmes que l’histoire de l’alimentation ne porte pas sur un objet statique mais constitue un des chapitres de ce que Fernand Braudel a appelé « l’histoire matérielle ».
L’importance de l’alimentation est en outre liée à son rapport aux réalités sociales et culturelles. La part de socialité est visible dans le rôle du repas pris en commun dans l’instauration et le renforcement des liens d’amitié entre ceux qui ont partagé « l’eau et le sel », mais aussi dans la réconciliation qui se fait entre adversaires ou ennemis autour d’un bon repas. L’alimentation est aussi l’un des piliers de l’hospitalité, des banquets, des moments de liesse ou des cérémonies funéraires. Quant à la culture elle se manifeste dans les œuvres littéraires, les us et les coutumes, les rites et les festivités liés aux repas pris en commun, ainsi que dans les innombrables contes et proverbes où la nourriture joue un rôle axial.
Abdelkrim Brahmi
Tunisie