LA CHANSON SAKABA
Issue 19
Selima Feryal Achwiki ( Syrie )
Je crois que s’il existe une chanson qui n’a pas besoin d’être expliquée c’est bien celle-là. Tenter de lui trouver un sens autre qu’immédiat ce serait agir comme celui-là qui a fini, après de grands efforts, par expliquer l’eau par l’eau.
La chanson appelée Sakaba, avec sa rime merveilleuse, chaude et ouverte comme une vaste fenêtre, ne t’entraîne pas seulement de façon spontanée vers ce qui en est la ligne mélodique, elle t’emporte toujours plus haut, toujours plus loin dans les sphères de sa rime qui se prolonge à l’infini. Ses mots sont un appel aux yeux pour qu’ils versent des larmes abondantes (en arabe : sakaba signifie verser) sur les êtres chers après la séparation. C’était, au départ, la chanson par excellence des moments de tristesse, puis elle a été détournée vers d’autres propos.
Si nous disions que les strophes de sakaba sont comme des larmes versées à flots, nous ne serions pas loin de la vérité car cette chanson est considérée comme l’une des cantates élégiaques dont les femmes entonnent fort souvent des passages qui vous remuent si profondément que vous pleurez à chaudes larmes. Ces épanchements sont en fait considérés comme un remède efficace pour les cœurs alourdis par l’accumulation des chagrins, par toute cette masse de tristesse qui a fini par se former et que seule la chanson élégiaque est capable d’ébranler et de dissiper en offrant à l’âme une échappatoire qui lui soit un nouveau chemin d’espérance.
D’un autre côté, certains des couplets de cette chanson constituent une méditation sur les aléas de l’existence et offrent une image vivante des chagrins que chacun rencontre dans son existence et qui font que nul ne peut connaître la félicité sans que la vie ne vienne à lui rappeler combien elle peut être cruelle et implacable.
Sakaba n’est pas, néanmoins, une chanson exclusivement consacrée au chagrin ou à l’amour. Elle raconte, comme toutes les chansons que les hommes se sont transmises à travers les âges, les heurs et les malheurs du temps, les efforts et les problèmes que chacun a dû affronter dans les diverses situations. Mais ce qui lui confère sa charge élégiaque particulière c’est la qualité d’émotion dont sa rime est porteuse et non pas la signification des mots employés dans les différents couplets et qui ne sont pas si éloignés de ceux que l’on trouve habituellement dans les autres chansons.
Hymne à la tristesse, disions-nous, sakaba est une chanson proche de la sensibilité féminine car particulièrement adaptée à la voix de la femme. C’est la comptine que chantent les mères à leurs enfants pour les endormir, le poème que psalmodient les grands-mères pour évoquer les années révolues et la chanson que fredonnent les adolescentes pour dire la séparation ou l’amour déçu.
Les hommes, pour leur part, la chantent lorsqu’ils travaillent la terre en solitaires, mais on ne les verra guère la reprendre en chœur. Quant à la danse de la debka (danse orientale rythmée par les pieds des danseurs frappant le sol en cadence), je dirais que, dans le passé, les gens étaient capables avec leurs instruments de musique rudimentaires d’adapter à la danse n’importe quelle mélodie, le chant lui-même étant exécuté par une voix féminine de manière à garder toute sa grâce et sa charge émotionnelle.