LES FETES POPULAIRES DANS LE SUD EST TUNISIEN
Issue 24
L’étude porte sur six célébrations ou cérémonies : la Nuit du Destin, le Mouled du Prophète, les deux Aïds, la circoncision et le mariage. La première partie est une revue descriptive de ces festivités, telles qu’elles étaient célébrées dans les zones rurales de Ben Guerdane (Sud-Est tunisien), depuis les années quarante, puis telles qu’elles ont évolué avec la sédentarisation des populations qui se sont progressivement fixées dans les villages qu’elles ont édifiés ou dans la ville même, ce qui s’est traduit par d’importants changements sociaux. La deuxième partie du travail traite de la signification de ces festivités. Elle-même se divise en deux sous-parties : la première est consacrée aux célébrations religieuses (la Nuit du Destin, le Mouled – anniversaire de la naissance du Prophète – et les deux Aïds) ; la seconde porte sur la circoncision et le mariage que nous associons, l’une et l’autre de ces cérémonies ayant un rapport avec la sexualité.
Les résultats de cette enquête peuvent être résumés comme suit :
Premièrement : Les festivités étudiées dans ce travail ont beaucoup évolué, aujourd’hui. Ont changé, en effet, la forme même de la célébration, le nombre de jours que dure la fête, les mets qui sont servis aux hôtes. On ne trouve plus trace, par exemple, de la tente que l’on dressait à cette occasion, ni du lourd attirail dont la mariée était parée ; la pièce de tissu maculée de sang que l’on exhibait comme preuve de la virginité de la nouvelle mariée (autant que de la performance virile l’époux) n’est plus qu’un lointain souvenir ; le noir complet occidental est désormais préféré à la blanche jebba (djellaba) tunisienne ; les dromadaires qui servaient au transport de la mariée et des siens ont fait place aux limousines ; et bien des formes de maquillage traditionnel comme le khôl ou le swak ne sont plus en usage.
La disparition de ces traditions n’a pas suscité de réactions collectives violentes ; ces traditions se sont en fait effacées de façon progressive, les gens rivalisant souvent de zèle pour acquérir les dernières nouveautés, même si l’adhésion des familles à ces formes nouvelles a varié selon l’origine (famille rurale, villageoise, citadine) et le niveau culturel (nombre de personnes éduquées et diplômées, émigration de certains membres en Europe, autorité du père…) de chacune.
Ces changements ont été imposés par l’évolution même de la vie et de la société. L’enseignement s’est généralisé, la tribu a perdu de sa puissance et de son organisation, le statut de la femme au sein du groupe a changé et les relations sociales se sont diversifiées. La société est en effet un corps vivant où la culture populaire ne constitue pas un simple héritage exigeant de chaque génération le strict respect de ce que les ancêtres ont transmis mais une culture en développement à laquelle chaque génération apporte sa contribution.
Deuxièmement : Les festivités – et en particulier le mariage – sont, aujourd’hui, un mélange de traditions héritées et d’apports inédits. L’héritage culturel a en fait perdu certaines de ses significations, et ses symboles sont désormais muets. Parmi les télescopages entre passé et présent que l’on pouvait observer dans années 90 du siècle dernier, citons l’exemple de la Jahfa (ou hawdaj), soit la petite tente sous laquelle on asseyait la jeune mariée et qui était transportée à dos de dromadaire : on a pu voir au cours de ces année la jahfa montée sur une voiture. L’exemple des coups de carabine qui étaient tirés, à l’occasion des mariages, et qui donnaient lieu bien souvent à de graves dépassements, est également instructif : une telle tradition s’avère aujourd’hui peu adaptée à la vie citadine, non seulement en raison du bruit produit par les détonations mais aussi du fait que, bien souvent, les gens ne se contentent plus de tirer avec de simples fusils de chasse. En outre, les va-et-vient où l’on voyait la mariée se transporter entre les deux maisons, engoncée dans sa keswa (lourde robe traditionnelle) et placée sur une jahfa, constituent désormais un legs traditionnel dépourvu de toute fonctionnalité et de toute valeur symbolique. Le mélange entre tradition et modernité témoigne en fait d’une forme de stérilité culturelle où l’on voit les gens s’accrocher désespérément à un passé qui a perdu son âme.
L’auteur estime que l’une des meilleures façons de faire avancer, dans ce type de contexte, la culture populaire est d’en faire un objet de critique artistique et culturelle afin de la développer en direction d’une culture exprimant les aspirations hic et nunc de l’homme et non d’une culture prisonnière muette du passé.
Troisièmement : Les chansons qui ont cours, aujourd’hui, dans les cérémonies de mariage n’ont plus pour support des poèmes où les hommes parlent d’eux-mêmes et de leur vie, mais des textes « importés ». A Ben Guerdane, ce sont les chansons libyennes qui sont en train de se propager : le public les a en effet adoptées parce qu’elles ressemblent à ses chants ancestraux. Dans la capitale et dans les villes de la côte et du nord, ce sont des chansons françaises ou anglaises qui sont de plus en plus prisées : peut-être traduisent-elles les préoccupations et les sentiments des gens, elles n’en restent pas moins étrangères, nées dans un terreau qui n’est pas le leur et popularisées par l’effet de la mondialisation.
Quatrièmement : La culture populaire est aujourd’hui diffusée à travers les sites internet, ce qui a facilité l’accès du public aux cultures étrangères, comme il a facilité la collecte par les chercheurs de la matière de leurs enquêtes. Mais cette culture de « l’instantané » qui a trouvé une si large diffusion est un mélange de vérités et d’erreurs, d’informations et d’interprétations, de données authentiques et d’affirmations mensongères, de recherche scientifique et de confusions prétendument scientifiques.
Une telle évolution ne peut que nous appeler à étudier avec la plus grande rigueur notre culture populaire en la soumettant aux normes scientifiques les plus rigoureuses.
Abdallah Jennouf
Tunisie