LE VOYAGE MERVEILLEUX DANS LES CONTES POPULAIRES DE L’OASIS DE FEJIJ
Issue 22
Le conte est l’un des sujets d’étude les plus en vogue de la critique contemporaine. Cet engouement s’explique, en premier lieu, par la grande expansion de ce type de récit qui constitue un genre littéraire narratif, fondé sur l’oralité et caractérisé par son étrangeté et ses péripéties captivantes. Le conte populaire est une œuvre collective qui n’est pas liée à un auteur, une œuvre qui transcende les lieux et les frontières et dont on ne sait à quelle date exacte elle a été conçue. Le conte reste également une énigme en raison de la charge symbolique, tant culturelle qu’existentielle, dont il est porteur, une charge commune à tous les hommes et présente dans toutes les régions du monde, par-delà les identités et les spécificités locales.
Le caractère merveilleux du conte populaire est en soi la marque d’une inventivité et d’une créativité qui imprègne l’univers imaginaire et la structure narrative de ce type de récit qui est soumis, dans au cours de sa transmission orale, à des rites spécifiques. Nous citerons notamment, ici, le récit légendaire qui donne une place centrale à des faits et à des réalités qui sortent de l’ordinaire.
Le voyage dans le conte populaire de l’oasis de Fejij apparaît, à travers les échantillons analysés dans cette étude, comme une entreprise merveilleuse destinée à nous enchanter, tout en suscitant en nous des interrogations sur la nature de ce voyage, l’essence du merveilleux, les significations profondes de la narration, l’existence ou non d’une structure paradoxale qui organise le récit, et, si oui, sur le lieu focal de cette structure.
Un tel questionnement est de nature à nous rapprocher du sens profond du conte de l’oasis de Fejij, de la pensée collective qui se cache dans les replis de ses structures narratives orales, des préoccupations de l’individu et du groupe au sein de la communauté oasienne, de leur façon de se représenter le monde et l’autre, à travers le concept de voyage en tant que celui-ci est un parcours en direction de l’autre, pour le rencontrer et le connaître ou, au contraire, pour l’investir et se prémunir contre ses méfaits, ou, encore, pour le découvrir et comprendre les mécanismes de sa pensée.
Cette réflexion ne vise pas à apporter, ici, des réponses catégoriques et définitives, mais à poser des questions qui puissent servir de base à un projet scientifique ayant pour but l’étude du conte populaire dans l’oasis de Fejij, d’un point de vue nouveau qui mette en évidence la créativité de la production narrative populaire et sa place dans le devenir de la culture.
Le conte populaire est un récit oral et une création humaine collective qui a vocation à traverser les frontières et à devenir universelle. Il s’agit en effet d’une forme d’expression qui, depuis les temps les plus anciens, se prête mieux qu’aucune autre à migrer à travers les cultures. La transmission orale joue un rôle essentiel dans ce processus, dans la mesure où elle devient un moyen d’échange des narrations ouvrant la voie à des ajouts stimulants qui trouvent à s’intégrer au conte grâce à l’intervention des compétences collectives au plan de l’imaginaire et de la créativité. Des échanges aussi intenses témoignent de ce processus d’inter culturalité que les groupes humains poursuivent inlassablement en se frottant les uns aux autres, dans de nombreux contextes, tels que les voyages à des fins commerciales qui duraient des mois, voire des années. Les moyens de transport étant alors bien trop rudimentaires pour raccourcir les distances et la durée des périples, les voyageurs se munissaient d’une bonne provision de récits pour meubler leurs loisirs et alléger la longueur et les angoisses du voyage.
Nul doute que la structure narrative du conte qui le distingue des autres genres littéraires, avec ses multiples séquences, ses épisodes plus étonnants les uns que les autres, ses péripéties multiples et enchevêtrées, sa trame complexe et chargée de conflits et de périls, où alternent triomphes et déceptions, attentes et supputations, ne fasse de ce type de narration un travail collectif fait pour étonner et captiver. Et l’on comprend le grand succès que ces contes rencontrent auprès du public, toutes catégories sociales confondues, d’autant que leur caractère oral ne peut que les libérer du carcan de la langue. En effet, le récepteur ne les mémorise pas selon un ordre contraignant et prédéterminé, il retient simplement les événements narrés, avec leurs détails les plus précis ainsi que certaines formules, des strophes poétiques ou chantées, des proverbes ou des dictons qui s’insèrent dans sa structure narrative, qu’il reproduit, par la suite, selon son optique et dans la langue qui est la sienne.
Le discours d’un conte est en effet un discours toujours ouvert, souple et rebelle à toute fixation, car le caractère oral de ce type de récit et surtout le processus de circulation et de transmission ainsi que les changements induits par la multiplicité des destinateurs et des destinataires ne peuvent que se traduire par un travail de reconstruction continue. Si certaines constantes du récit se retrouvent d’une version à l’autre, le contenu du conte ne peut qu’évoluer avec le passage d’un groupe et d’une culture à l’autre. Une telle circulation que nous appelons « voyage à travers les cultures » est de nature à renforcer le caractère collectif du conte, si bien que de production narrative à caractère local celui-ci se transforme en une manifestation culturelle de dimension mondiale, et d’une création collective témoignant d’une expérience humaine et existentielle particulière en une création universelle porteuse d’une expérience qui est celle de l’humanité tout entière.
Car cette expérience est, de façon générale, la même, par-delà les particularités et les dissemblances entre les sociétés. « Peut-être l’un des nombreux résultats de la recherche anthropologique est-il que l’esprit humain, malgré les différences culturelles qui existent entre les multiples composantes de l’humanité, est-il le même, ici et là, avec toujours les mêmes potentialités. »
L’unité de l’expérience humaine, en tant qu’elle constitue un tout, celle de l’esprit humain, en général, et celle de la nature sociale de l’homme qui fait que le conte est voué à voyager en permanence représentent autant de facteurs essentiels à la production d’une culture narrative propre à générer indéfiniment des structures narratives qui présentent de grandes similarités, et qui sont parfois quasiment identiques, et axées autour des mêmes idées fondamentales : intensité de l’expérience existentielle des hommes, combat de l’homme pour sa survie, domination de la nature, lutte, au sein de la société, entre les forces contraires ou antagoniques au service d’un système de valeurs et d’intérêts particuliers. Ces idées sous-jacentes à l’action de l’homme, telle que représentée par le conte, sont le plus souvent subsumées par la thématique du combat entre le bien et le mal, combat dont la finalité est la reproduction des valeurs culturelles et religieuses constitutives du cadre à l’intérieur duquel évolue la société – à moins que cette finalité ne soit de contribuer à l’émergence de nouvelles idées en phase avec les mutations sociales.
Le conte représente également un prolongement de la vie sociale d’un groupe ou d’une communauté particuliers, y compris dans ses séquences les plus invraisemblables. Car « des entités imaginaires, totalement étrangères, en apparence, au monde réel, tels que les djinns des contes, par exemple, peuvent dans leur structure comportementale être tout à fait semblables, ou, du moins, liées de façon significative à ce que révèle l’expérience vécue d’un groupe social précis ».
Le conte populaire développe, dans les différentes régions du monde, des thèmes et des motifs qui reproduisent le rapport avec l’autre antagonique, comme le djinn ou la goule (l’ogre) dans le conte merveilleux, ainsi que nous le constatons à l’examen de certains types de contes de l’oasis de Fejij. Ces contes sont également porteurs de nombreux rites et croyances communs qui remontent à la nuit des temps et qui sont liés à la thématique du sacrifice des animaux, de la superstition, du mauvais sort, etc., thématique indissociable de la vie et des légendes des peuples. La raison en est que ces récits sont étroitement liés à la vie sociale comme c’est le cas pour toute création littéraire ou artistique. « On ne peut désormais concevoir qu’il y ait contradiction à affirmer qu’un lien étroit unit la création littéraire à la réalité sociale et historique ainsi qu’aux imaginaires créatifs les plus puissants. »
Abdelkader El Hajari
Maroc