CHANTS SOUFIS ET MUSIQUE PROFANE EN TUNISIE: CONTINUITES ET RUPTURES
Issue 16
Fathi Zghonda (Tunisie)
Lemalouf occupe la première place dans le fonds musical de haute teneur (que l’on appelle également fonds classique ou traditionnel) que les générations se sont transmis par voie orale. Le mot qui vient de l’arabe littéral ma’louf, lui-même issu du verbe alifa (s’habituer, être familier de…) a eu plusieurs définitions, mais les spécialistes s’accordent à considérer qu’il a été en fait appliqué en Tunisie à l’ensemble du patrimoine musical qui s’est développé et répandu dans les villes du pays, en particulier celles où s’étaient installés les réfugiés andalous qui avaient afflué en Ifriqiya (ancienne dénomination de la Tunisie) au VIIe siècle de l’Hégire (XIIIe siècle). Citons parmi ces villes: Tunis, capitale actuelle du pays,
Soliman qui en est proche ou Testour qui se trouve à près de quatre-vingts kilomètres, à l’ouest. Le malouf est la synthèse des apports musicaux et poétiques de la population locale, des Andalous et des Turcs, apports dont le mariage a produit un type de musique traditionnelle qui se distingue de celle des autres pays arabes, qu’ils soient du Machreq ou du Maghreb. Les différences apparaissent notamment dans les toubou’a (structures strophiques) – que l’on appelle maqam (pluriel : maqamet) dans la plupart des autres pays arabes et dans certains pays islamiques – ainsi que dans les rythmes et le mode d’exécution.
Le malouf se répartit en deux grandes catégories : une musique dite « sérieuse » dont les thèmes sont liés à la croyance religieuse et une musique dite « profane » ou « légère » (on emploie aussi le mot hales qui signifie « chose de peu d’importance ») dont les thèmes ont un rapport avec l’amour, le discours amoureux et autres réalités de la vie profane.
L’auteur se propose dans son étude de mettre en évidence les points de convergence et les points de rupture entre ces deux types de malouf.
La musique soufie en Tunisie constitue un héritage populaire ou ethnique qui se manifeste notamment dans la musique stambali, apanage de confréries (tourouq) spécifiques à la communauté noire du pays, telles que la tariqa de Sidi Soudani ou celle de Sidi Sa’ad. La mélodie se caractérise par sa construction sur une échelle de cinq notes avec des rythmes ternaires ; en outre, les instruments ont une origine africaine, comme c’est le cas pour le gombri, instrument à cordes comportant une caisse ornée de coquilles et un bras allongé.
Les tariqa qui se sont répandues en Tunisie se situent dans le prolongement de la pénétration du soufisme en terre d’Islam, cette doctrine ayant été adoptée par de nombreux croyants soucieux de transcender leur moi et de rejeter tous les comportements susceptibles de les éloigner des nobles enseignements de la foi. Les adhkar (pluriel de dhikr : évocation de Dieu) et les chants religieux constituent l’un des moyens par lesquels le soufi tente d’accéder à l’invisible, de s’élever vers les seuils de la révélation et de parvenir à la Vérité absolue. Les madai’h (éloges de Dieu) se sont répandues dans le pays, en proportion de la passion accrue des populations de Tunis pour la musique et le chant, d’autant que la société a marqué une large tolérance pour cet art où le plaisir intellectuel et spirituel se conjugue à celui du spectacle et de la liesse collective.
L’héritage musical lié aux tariqa soufies se distingue par la variété de ses thèmes et de ses expressions mélodiques qui constituent l’une des formes caractéristiques du « dialecte » musical tunisien, en ce qu’il a de plus riche et de plus spécifique.
Les tariqa qui se sont développées autour des zaouia (mausolées des saints) ont contribué à la conservation et au développement de ce patrimoine authentique. Malgré la disparité de ses composantes spirituelles et profanes, celui-ci a en effet toujours gardé des éléments communs que l’on peut déceler au niveau des rythmes et des strophes musicales qui sont à bien des égards semblables.
Sans doute le fonds lié aux tariqa soufies représente-t-il le fil qui relie la musique profane avec ses deux versants classique (malouf « léger ») à la musique populaire dans ses manifestations urbaine et rurale. C’est, assurément, ce lien qui explique que ce legs musical ait pu se répandre de façon aussi large dans le pays et que les fidèles des tariqa mais aussi les autres aient continué à pratiquer ce type de musique, laquelle ne cesse d’animer les cérémonies religieuses mais aussi les autres fêtes et festivals populaires et d’être transmise de génération en génération.