Le statut de la culture populaire dans les sphères culturelles arabes
Issue 2
Il suffit à cet égard de noter qu’ils sont inexistants au sein des institutions publiques, et en particulier dans les différents cycles de l’enseignement, y compris l’enseignement supérieur, où cette culture est non seulement absente des programmes officiels mais se trouve marginalisée au niveau de la recherche académique. Les chercheurs considèrent, en effet, bien souvent, la tradition orale non répertoriée comme relevant de l’improvisation et de la création spontanée et ressortissant difficilement à une approche objective et scientifique. Cette perception a longtemps marqué l’étude de la tradition orale, dans les différents domaines de la littérature, qu’il s’agisse des poésies, contes ou proverbes transmis de génération en génération et constamment présents dans la parole collective.
C’est ici que se pose cette question centrale : comment se fait-il que nous puissions trouver plaisir à écouter tel récit ou de tel récital poétique, et qu’en même temps ces performances culturelles ne soient pas reconnues par les milieux savants et les institutions universitaires ? Pourquoi notre culture est-elle restée, jusqu’à une date récente, liée au sein de notre civilisation à l’arabe littéral et circonscrite à une élite cultivée, peu en contact avec le peuple ? Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps avant que les études anthropologiques et philosophiques rendent justice à toutes les catégories de la société et se tournent vers ces diverses formes de création humaine ? Quels critères faut-il adopter pour juger de l’excellence ou de la médiocrité de telle ou telle oeuvre ? Et suffit-il, désormais, de dire d’un texte qu’il appartient à la tradition orale, populaire ou dialectale d’une communauté donnée pour qu’il soit considéré comme négligeable et sans intérêt pour la recherche ?
L’étude pose, à cette étape, une question de la plus haute importance : les créations orales qui sont l’oeuvre de personnes ordinaires peuvent-elles atteindre à un degré de perfection qui leur garantisse la pérennité, voire l’immortalité ? Soulignant que cette attitude négative à l’égard de la culture populaire n’est pas propre à la civilisation islamique et qu’elle se retrouve dans la plupart des autres aires culturelles, l’étude essaie d’en expliquer les raisons. Elle s’arrête sur les différentes motivations qui sont derrière cet ostracisme qui a frappé dans le monde arabo-musulman cette culture et lui a dénié tout rôle dans l’édification de la pensée, du savoir et des sciences fondamentales.
Elle souligne que cette attitude relève de considérations d’ordre historique, qu’elle ne concerne pas la seule sphère arabe et pourrait remonter à des temps très anciens au cours desquels les sociétés musulmanes ont établi une hiérarchie entre ce qui relève de la culture des élites et ce qui concerne le commun des hommes. Nul doute qu’une telle hiérarchisation ne reflète l’antique séparation entre l’homo sapiens et l’homo faber ainsi que toutes les autres considérations d’ordre métaphysique remontant à la nuit des temps qui ont placé le premier à un niveau bien plus élevé que le second, sur la base de la prééminence, voire du caractère sacré, que la philosophie antique conférait à l’esprit.
L’étude souligne que le lien entre la pensée, le savoir et l’enseignement, dans un contexte historique qui a fait que la langue arabe a constamment fonctionné autour de cette dichotomie : langue officielle/langue courante de caractère dialectal a instauré deux conceptions de la culture : une culture savante officielle et une culture populaire ayant pour support le dialectal. Ce clivage a consacré une certaine forme de pensée qui est, de l’avis de l’auteur, à la base de cette hiérarchie qui a abouti à l’idée que la véritable création intellectuelle ne peut se faire qu’en arabe littéral, langue qui est, en outre, organiquement liée à la foi. Une telle perception a enraciné dans l’inconscient de la majorité du public la conviction que la culture populaire et son support (l’arabe dialectal) sont incapables d’accéder à la dignité de la création littéraire et, plus généralement, d’exprimer les idées les plus belles et les plus hautes.
L’évolution des savoirs et des recherches sur les cultures dans leur grande diversité a grandement contribué à transformer la perception que l’on pouvait avoir des faits culturels, en général, et des cultures isolées, en particulier. Nul doute, affirme l’auteur, que cela a influé sur le rapport entre culture savante et culture populaire ; les épaisses murailles qui avaient été érigées, au long des siècles, entre ces deux cultures et avaient ancré dans les esprits l’idée toute illusoire d’une naturelle supériorité de la culture des élites, sur celle du peuple, ont commencé à se fissurer. Tout un travail de révision des conceptions héritées de la vieille métaphysique qui a instauré la primauté de la culture d’une classe qui avait le monopole de l’éducation et du savoir est aujourd’hui en cours.
La culture populaire joue un rôle important dans la vie des Arabes et des musulmans. Elle contribue à la préservation de leur lien d’appartenance à la sphère culturelle de leur nation, y compris lorsqu’ils n’ont pas accès à l’arabe littéral. Ainsi, les recherches récentes ont permis de lever bien des obstacles et entraves qui avaient participé à l’exclusion et à la marginalisation de larges catégories de la population, et relégué la culture populaire à un rang inférieur, lui déniant toute valeur, au point de refuser de la reconnaître pour telle.
Dr. Nour el Houda Badiss - Tunisie