Revue Spécialiséé Trimestrielle

‘A R-ROZANNA UNE CHANSON POPULAIRE SYRIENNE Sur les versions historiques de la chanson et la reprise donnée par Sabah Fakhry

Issue 60
‘A R-ROZANNA UNE CHANSON POPULAIRE SYRIENNE Sur les versions historiques de la chanson et la reprise donnée par Sabah Fakhry

Ilyes Bouden

Docteur en musique et en musicologie

de l’Institut Supérieur de Musique de  Tunis

La chanson folklorique est l’une des formes du patrimoine musical syrien. Apparue dans la région de la Grande Syrie (le Cham) au cours des premières années du XIXe siècle, elle a fait depuis partie de nombreuses formes de manifestations populaires, tels que le théâtre musical et d’autres cérémonies d’ordre privé ou public organisées dans les villes et les zones rurales du Cham. La chanson populaire est en effet considérée comme l’un des piliers du folklore en général, dans la mesure où elle doit son existence et sa survie en premier lieu à la poésie populaire, que celle-ci soit écrite en arabe littéral ou dans le dialectal paysan ou bédouin, même si les poètes tendaient le plus souvent à préférer l’arabe classique. De façon générale, l’auteur aussi bien que le compositeur de la chanson folklorique demeurent anonymes, les gens ayant spontanément adopté les mots et refrains de ces chansons pour en faire des formes musicales connues dans tous les milieux.

La chanson paysanne et bédouine est l’une des formes les plus répandues de la chanson folklorique. Elle se distingue sur le plan artistique par ses phrases mélodiques liées à la paysannerie et à la bédouinité, par ses paroles qui portent la marque du parler campagnard et bédouin et par sa tonalité où se retrouvent les particularités de différentes régions du monde arabe, sans parler des formes que cette même chanson peut prendre lorsqu’elle devient chant satyrique populaire ou chant patriotique, religieux ou nationaliste. 

Quant à la chanson populaire propre aux zones rurales, elle se répartit entre mawwel traitant des caprices de la femme, litanie des reproches à l’aimée, charrouki (prévalence des rythmes et thématiques orientaux) et bien d’autres formes et thèmes, chaque variante ayant ses propres approches artistiques au niveau de l’écriture, de la composition ou du chant. 

L’auteur s’arrête sur l’exemple de ‘A R-Rozanna, une des vieilles chansons du répertoire folklorique les plus connues en Syrie, au Liban et en Palestine. L’ancienneté des paroles et de la composition de cette pièce, sa mélodie d’une remarquable simplicité en ont fait l’une des plus belles chansons qui s’étaient répandues dans cette région depuis les débuts du vingtième siècle. C’est, nul doute, cette célébrité et la fameuse version qu’en a donnée le grand artiste Sabah Fakhry qui ont incité l’auteur à se pencher sur cette œuvre musicale.

De quoi s’agit-il en fait ? Quelles sont l’origine, l’histoire, les multiples versions de cette chanson ?

‘A R-Rozanna est l’une des mélodies les plus connues du patrimoine populaire de la Syrie, du Liban et de la Palestine. Elle est formée d’un tronc dont provient un premier rameau suivi d’une série de quatre autres, soit au total cinq sections. Pour ce qui est de l’origine de cette œuvre, de nombreux avis ont été émis par différents auteurs et chercheurs en musicologie. Ainsi, le Syrien Assaad Jobran nous dit, dans son ouvrage La musique syrienne à travers l’histoire (page 150 et sq), qu’on ignore tout de l’identité de ceux qui ont écrit, mis en musique et chanté cette chanson populaire, mais que de nombreux récits nous ont été légués sur la question. Quels sont ces récits ? Sont-ils vraiment conformes à la logique historique ?

Une étude approfondie de l’histoire de cette chanson nous a appris que le gouvernement ottoman avait à l’époque mis fin à cette autonomie dont le Mont Liban jouissait à l’époque vis-à-vis de l’autorité de la Grande Porte, grâce aux pressions exercées par les puissances européennes, autonomie qui permettait, lors de la première guerre mondiale, l’exportation de la récolte des pommes du Liban vers les Alliés en Europe occidentale, et l’importation du blé par les Libanais. La partie exportatrice des pommes qui étaient dissimulées sous des grappes de raisin était, au cours de la Grande guerre, la mandature du Mont-Liban. C’est, en tout cas, estime l’auteur, ce que confirme la première version de la chanson dont il ressort que même la ville d’Istanbul connaissait des difficultés au niveau des approvisionnements en denrées alimentaires, et qu’on ne pouvait trouver dans cette ville aucune partie susceptible d’acheter des produits à leur prix réel pour les vendre au Mont Liban à des prix symboliques de manière à inonder le marché libanais et à porter un coup fatal à son économie. La question qui se pose, ici, est de savoir pour quelle raison les Ottomans ont décidé d’imposer un blocus au mont Liban. L’enquête menée par l’auteur lui a permis de comprendre que ce blocus coïncidait avec les campagnes ciblant les Arméniens en Turquie auxquelles les Alliés avaient riposté en imposant un blocus aux rives méditerranéennes de la Grande Syrie afin d’empêcher les navires ottomans d’y accoster. 

Il s’avère, conclut l’auteur, que ‘A R-Rozanna fait partie de ces chansons qui ont raconté en quelques mots l’histoire de cette région. Rosanna est en fait le nom d’un navire italien chargé de blé qui devait approvisionner les marchés de la Grande Syrie, Palestine comprise, la famine ayant fait son apparition dans cette région où le problème du déficit en blé était devenu crucial. Lorsque les gens avaient afflué vers le port d’Alep pour accueillir le navire, ils découvrirent que celui-ci était chargé de pommes et non de blé, comme ils s’y attendaient. Grande fut leur déception, et c’est dans ce contexte que naquit cette chanson qui fait désormais partie du patrimoine chanté du Cham.

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