Revue Spécialiséé Trimestrielle

LA POESIE CHANTEE DANS LE RIF

Issue 4
LA POESIE CHANTEE DANS LE RIF

U n tel refus prouve que la poésie chantée du Rif a toujours été affranchie de toute autorité susceptible d’en entraver l’essor. Ces textes de la poésie populaire constituent, en effet, en eux-mêmes et en l’absence d’institutions établies sur le terrain, une institution culturelle en constant renouvellement. Et cette vitalité a attiré l’attention des colonisateurs dans la région du Rif. Ainsi, le chercheur militaire espagnol Emilio Blanco Iceka a consacré l’un de ses ouvrages – Las dansas rifenas – à la question. Les recherches de l’anthropologue américain David Hart ont, d’un autre côté, souligné que « la musique populaire chez les Rifains » est partie intégrante des rites festifs de l’homme dans son combat pour l’existence. Hart a abordé la question, à partir d’une approche « anthropo-musicologique », fondée sur l’étude des formes et genres musicaux et leur rôle au sein de la société, en tant qu’ils constituent un patrimoine non écrit relevant de l’imitation orale.

Le même chercheur en arrive même à considérer que la poésie chantée ne constitue pas simplement une manifestation de la spécificité culturelle ou une forme de divertissement, mais représente une composante essentielle de l’identité rifaine autant qu’elle est l’un des critères de l’appartenance au Rif. En outre, elle constitue en soi un registre vivant de la vie quotidienne de l’homme du Rif où se trouvent consignés ses peines et ses espérances, ses échecs et ses victoires. Cette approche repose sur des présupposés fonctionnalistes, les systèmes symboliques jouant à cet égard un rôle secondaire par rapport aux finalités pratiques et pragmatiques. Cette manifestation artistique touche toutes les composantes de la société rifaine, avec ses femmes et ses hommes, par delà les catégories d’âge – même s’il convient de tenir compte des différences objectives relevant des besoins de chaque catégorie.

Ainsi les chansons d’amour concernent de façon particulière les jeunes, hommes et femmes, mais pris séparément. Quant aux femmes d’un certain âge, notamment les grandsmères, elles sont davantage tournées vers les poésies apologétiques dont elles nourrissent la trame des contes merveilleux ou fantastiques. L’étude souligne que le seul moyen de diffusion de ces créations poétiques réside dans les grands moments de célébration, que celle-ci soit joyeuse ou triste : mariages, cérémonies de circoncision, naissances, fêtes des saints et des grandes figures de la piété, cérémonies religieuses, anniversaires des grandes dates du djihad ou de la lutte nationale, fêtes des moissons ou de la cueillette, etc. Cette expression poétique relève, affirme l’auteur, de la tradition orale transmise, de génération en génération, et n’a pas encore fait l’objet d’une transcription ou d’un travail de collecte et de documentation. Lors des grandes célébrations, les chanteurs hommes avaient la prééminence, contrairement à ce que l’on observe dans la région de l’Atlas où les femmes ont le premier rôle. Une telle différence est révélatrice de la mentalité conservatrice des familles rifaines. Mais cette situation commence à évoluer, et des brèches se sont ouvertes, grâce notamment à des voix féminines qui ont réussi à s’imposer sur la scène de la poésie chantée. L’étude s’arrête, ici, sur les mutations qui ont marqué le Rif, à l’instar des autres régions du pays, du fait des progrès rapides de la modernisation qui ont touché la plupart des domaines de la vie sociale, y compris celui du chant poétique. Ces évolutions n’ont pas pris une forme unique, mais divers modèles se sont imposés et cette dynamique se retrouve dans certaines manifestations de la poésie chantée.

Hussein El Idrissi

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