Revue Spécialiséé Trimestrielle

LES ZAOUIAS ET LES TARIQAS EN TUNISIE L’EXEMPLE DE LA REGION DE DOUZ

Issue 4
LES ZAOUIAS ET LES TARIQAS EN TUNISIE L’EXEMPLE DE LA REGION DE DOUZ

L’étude est divisée en deux parties : une description analytique de la réalité des zaouias (mausolées des saints), en partant de la région de Douz (sud tunisien) ; une synthèse en vue de dégager, sur la base d’une étude comparative entre cette région et d’autres parties du pays, les principales mutations que la société tunisienne a connues, au siècle dernier, dans son rapport aux zaouias. Le chercheur affirme que ce qui caractérise la région de Douz et explique l’intérêt qu’elle présente pour la recherche est que cette zone est restée jusqu’à une date récente à l’écart des grandes transformations de la vie moderne. La structure sociale a en effet gardé son caractère tribal, la situation géographique et le mode de vie bédouin ayant largement contribué à perpétuer et consolider une telle structure, malgré les grandes mutations qui ont affecté l’ensemble de la société tunisienne.

La particularité de la région étudiée réside dans le clivage « criant » qui existe entre zaouia et tariqa (école) soufie. Le rôle de la zaouia, en tant qu’institution, se limite en effet à sa fonction éducative qui se résume à l’enseignement du Coran. La zouia offre, en même temps, le gîte et le couvert aux pèlerins, aux voyageurs de passage, aux nécessiteux, sans servir pour autant de siège ou de lieu de culte pour une tariqa soufie. La fondation de la ville de Douz est historiquement liée aux « mourabites » (les zélateurs de la foi), ce qui a donné à la vie de ses habitants une tonalité particulière : ceux-ci se sont appropriés les diverses formes de la modernité, dans les multiples domaines de l’existence, mais ils restent, en même temps, imprégnés d’une profondeur spirituelle à tous égards remarquable. Leur vie est un mélange fécond de bédouinité et de citadinité.

La ville a en effet connu une évolution des plus complexes, oscillant entre deux modes de vie : une existence bédouine, qui plonge ses racines dans la nuit des temps et qui a été imposé par la dureté de la nature et la très faible pluviométrie et a poussé les hommes à s’enfoncer dans les profondeurs du désert, à la recherche de l’eau et des pâturages ; une existence nouvelle, imposée par les exigences du progrès que la société tunisienne a connu, sur plusieurs plans, et notamment sur les deux plans culturel et religieux.

Le chercheur met l’accent sur les particularités des zaouias et des tariqas soufies, dans la région de Douz, auxquelles s’ajoutent d’autres tariqas, telles que la qadirya, la aïssaouia, la rahmania, la ‘aroussia ou la salamya. Il note les différences et les similarités qui existent, dans la région, entre zaouias et tariqas. Ce qui est le plus remarquable, à cet égard, c’est, d’abord, l’absence de tariqas dans la ville de Douz elle-même et leur large diffusion dans les environs, ce qui s’explique par l’enracinement de la structure et des valeurs tribales chez les habitants de la ville qui se traduit par l’exclusion des tariqas qui pourraient entrer en compétition avec la culture de la tribu. Le chercheur s’arrête sur les significations de la ziara (visite rituelle à la zaouia) en tant que manifestation identitaire. Les visiteurs des mausolées et des zaouias expliquent leurs rites comme étant l’expression de la foi authentique, celle qui les rapproche de la vraie pratique cultuelle. Les zaouias ont ainsi constitué un refuge spirituel qui permet aux visiteurs de se dérober à une réalité qui n’est plus celle qui leur a été léguée par les anciens et où ils ne trouvent guère de perspective matérielle.

Il s’agit, en somme, le recours aux zaouias peut être considéré comme l’expression négative d’un refus de la vie moderne. Ainsi, les Zaouias sont devenues autant de lieux d’accueil pour le désarroi, la détresse et la terreur et se sont, dès lors, constituées en entités culturelles symbolisant une transformation sociale conséquente au passage d’une structure profondément enracinée dans la tradition à une structure inédite imposée par les temps modernes. L’étude souligne ce glissement que l’on perçoit, lorsqu’on tente de comprendre la logique comportementale, tant à l’échelle de l’individu que du groupe, et qui se traduit par une évasion hors de la sphère de l’existence objective vers celle des légendes et de la magie. Ceux qui se réfugient dans les zaouias jettent l’anathème sur la vie sociale qu’ils accusent de duplicité, d’injustice et d’arbitraire. Ce comportement s’explique par la disparition des équilibres sociaux, qui a eu de nombreuses conséquences, notamment la pauvreté et le chômage, symptomatiques de ces graves inégalités sociales apparues, dès le début des années 80, et à quoi est venu s’ajouter le régionalisme – c’est-à-dire l’inégalité criante entre les régions – qui a fait naître un grave sentiment d’injustice, d’oppression et de privation, alors même que la région avait produit un grand nombre de compétences, dans bien des domaines, grâce à la démocratisation de l’enseignement qui avait marqué l’histoire du pays.

Ces facteurs conjugués ont consacré le réveil de la vie spirituelle et ramené les gens vers les zaouias où ils ont trouvé un refuge leur conférant une force surnaturelle, leur ouvrant des mondes d’espérance, restaurant la quiétude en leurs coeurs et brisant le cours d’une logique sociale fondée sur l’intérêt matériel et l’exploitation. Ce glissement, au plan sociétal, a été suivi d’un autre glissement, cette fois d’ordre civilisationnel. Ainsi, le retour aux pratiques des tariqs et à la spiritualité s’est rattaché à ce fossé proprement monstrueux entre les aspirations et les opportunités, entre la réalité de la modernisation et les contraintes du développement. Il en a découlé un sentiment d’impuissance à s’adapter aux exigences du progrès matériel, dans la vie quotidienne, qui a généré une compétition pour l’acquisition de moyens et d’outils, indépendamment du nécessaire équilibre entre les revenus et les dépenses, ce qui est le propre de la société de consommation. Et c’est bien cela qui a poussé à la recherche d’une solution qui rende supportables les contradictions sociales, par le recours aux zaouias et aux tariqas.

Mohamed Lahouel

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