Revue Spécialiséé Trimestrielle

LE PATRIMOINE POPULAIRE, SOURCE D’INSPIRATION DES OEUVRES DE CRÉATION, DANS LA RÉGION DU GOLFE ET DE LA PRESQU’ÎLE ARABIQUE

Issue 4
LE PATRIMOINE POPULAIRE, SOURCE D’INSPIRATION DES OEUVRES DE CRÉATION, DANS LA RÉGION DU GOLFE ET DE LA PRESQU’ÎLE ARABIQUE

L es oeuvres littéraires et artistiques, qui sont l’expression authentique de l’âme orientale et dont la renommée a franchi toutes les frontières, suscitant l’enthousiasme des grands penseurs et créateurs, Iraniens, Allemands, Français, Espagnols et autres qui les ont traduites et dont les valeurs éthiques et esthétiques ont nourri leurs propres oeuvres, constituent autant de créations immortelles. Toutes sont partie intégrante de la culture populaire arabe, qu’il s’agisse des Contes des Mille et une nuits, de l’histoire du Fou de Layla, des aventures de Sindbad le marin, de la légende d’Ali Baba, des miniatures d’Al Wassiti ou de tant d’autres créations où la pensée a progressé au rythme de l’imaginaire populaire, en un mouvement qui a transcendé les langues, les idiomes, les frontières, les époques, les appartenances ethniques ou raciales.

A première vue, il est peu probable que le monde arabe connaisse dans un avenir prévisible une résurgence dynamique du patrimoine arabe, en tant que source d’inspiration des oeuvres artistiques modernes, alors que ce patrimoine se trouve exclu de la sphère des savoirs qui constituent la base de la formation des générations actuelles. Si l’on met de côté l’exploitation purement alimentaire des rythmes populaires dans la chanson contemporaine et les emprunts naïfs et déformés aux contes populaires que l’on trouve dans certains feuilletons « ramadanesques » des télévisions du Golfe, une revue rapide de l’ensemble de la production artistique dans la région, au cours de la dernière décennie du vingtième siècle, suffirait à nous donner une indication quant au recul du patrimoine en tant que source d’inspiration. Qu’il s’agisse d’une imprégnation partielle ou totale, d’une forme ou d’une autre d’intertextualité ou d’une référence notable à ce patrimoine, en tant qu’il est un mode de transmission des réalités et des rêves communs des peuples, aucun titre, aucune oeuvre d’importance ne se présente à l’esprit, pour ce qui concerne la période indiquée.

Mais, peut-on blâmer une génération passionnée d’Internet de se désintéresser du patrimoine populaire si elle ne trouve pas un seul site spécialisé où soient présentés, ne serait-ce que des échantillons de la matière orale recueillie sur le terrain et collationnée de ce patrimoine, alors que tout un chacun peut d’un simple clic accéder à n’importe quel produit ou oeuvre littéraire des autres nations, qu’elles soient amies ou ennemies ? Peut-on , dès lors, pour ne prendre qu’un exemple, faire le procès des nouvelles générations d’écrivains et les accuser de ne pas répondre à nos attentes, en ce qui concerne la présence de ce patrimoine dans leurs écrits ? Mais il ne fait aucun doute que l’assimilation et l’intégration d’un tel héritage ouvre à l’expérience créatrice des horizons inouïs. Car c’est en cet héritage que le moi entre en symbiose avec le nous, que la sensibilité individuelle s’immerge dans la sensibilité collective pour atteindre à des formes de beauté et de vérité où s’opère le partage entre le créateur et la communauté, et où l’expérience artistique devient en sa finalité l’oeuvre de tous et non d’un seul. Nul doute alors que la mémoire du récepteur ne devienne ce creuset où puise l’inspiration du créateur en un mouvement où se rencontrent le temps présent et le temps révolu et où explose littéralement dans la mémoire du récepteur le puissant élan vers l’oeuvre en devenir. A cela s’ajoute qu’en son essence une telle inspiration confère à l’imagination du créateur une charge considérable qui lui permet de concevoir en toute liberté les temps et les espaces qui s’harmonisent avec la logique profonde du patrimoine populaire, tout en évitant les pièges de l’arbitraire, de l’égotisme ou d’une subjectivité hypertrophiée.

Puiser dans le patrimoine ne relève pas de la génération spontanée, c’est au contraire une gestation concertée qui exige un effort d’intelligence et de maîtrise des règles de l’art. Le créateur ne se fonde pas seulement sur ses dons naturels pas plus qu’il n’attend passivement que l’inspiration veuille bien se manifester pour que se déclenche le processus de création. Il est, d’abord et avant tout, celui qui reçoit et qui ensuite mémorise, laissant les éléments reçus s’inter-féconder en lui pour générer une création originale où se projettent son être et sa nature profonde qui a su explorer les significations du patrimoine dont il s’est nourri avant d’en extraire des formes et des significations autres que celles voulues par ceux-là qui avaient nourri le patrimoine avant lui – des significations qu’il aura côtoyées avant de les dépasser vers une construction qualitativement autre recelant une production ou un agglomérat de sens nouveaux. Nous pouvons saisir le détail des éléments puisés dans le matériau patrimonial à travers l’étude des aspects essentiels de ce matériau (racines, fondements, manifestations premières, composantes artistiques) et de la manière dont l’oeuvre nouvelle a pu s’édifier sur le socle de cette matière ancienne et établir des rapports dialectiques avec elle, rapports qui soulignent les spécificités de la création nouvelle, son individualité et son originalité. Car il s’agit désormais d’une oeuvre d’art qui existe en soi, avec ses caractéristiques, ses composantes et sa structure propres.

Le matériau patrimonial apparaît, dès lors, comme un « voile métaphorique » qui existerait parallèlement ou en adéquation avec le processus même de l’inspiration. Ce « voile » peut conférer une profondeur de signification à tel thème ou à tel ensemble de sentiments et de sensations, à moins qu’il n’apporte un surcroît de visibilité à la réalité vécue ou une forme de feinte ou de ruse pour renforcer le voile d’obscurité qui recouvre ce qui est tu au moyen du symbole pertinent et du choix de la légende et des autres « masques » populaires qui suggèrent ce qui ne saurait être dit directement. L’auteur se penche, au terme de ce développement, sur la contribution du matériau patrimonial à la genèse de textes, formes ou actions créatrices originales autant que sur l’apport de l’oeuvre nouvelle à la mise en valeur du matériau patrimonial lui-même et de ses significations apparentes et cachées ainsi qu’à la résurrection de ce patrimoine et à une meilleure perception et assimilation des richesses qu’il recèle, à un âge où il connaît un rapide déclin.

Le rapport de l’homme à la mer dans la région a eu un impact profond sur ses créations artistiques. La société des pêcheurs de perles dans les profondeurs est apparue au sein d’un système maritime féodal fondé sur l’injustice ; elle a donné naissance à une part importante du patrimoine venu d’une époque de transition entre un moment de l’histoire et un autre, époque qui constitue un tournant lourd de conséquences pour tout ce qui concerne cette période de l’histoire.

En raison de la place historique qu’elle occupe dans la sensibilité collective arabe, la poésie fut jusqu’au début des années soixante la première forme d’art à exprimer la relation ancestrale de l’homme avec la mer. L’image fut alors, pour l’essentiel, une image radieuse, romantique, fondée sur la description de la voile, de la vague, de la primauté de l’élément marin, des bras bruns et vigoureux des descendants de Sindbad bravant les dangers, explorant l’inconnu pour arracher à la mer les perles rares et rapporter les diverses épices des contrées lointaines.

Mais nous pouvons affirmer que ces manifestations de l’image poétique se sont totalement effondrées avec l’apparition de trois oeuvres : Mémoires d’un marin (32) de Mohamed Al Faez, le recueil La Plainte des mâts (33) de l’auteur de ces lignes et le film La Mer cruelle (Bes ya bahr) (34) de Abderrahmane Al Salah, film produit par Khalid Al Siddik. Ces trois oeuvres traitent du rapport de l’homme à la mer dans cette région du monde en puissant à trois niveaux dans l’ambiance culturelle, les traditions, coutumes et règles de la pêche aux perles. Le premier niveau est représenté par Al Faez dans ses Mémoires d’un marin qui nous présentent l’image du marin seul, égaré, impuissant devant la puissance tyrannique de la nature, ne pouvant que se soumettre au destin. Le matériau patrimonial, de nouveau présent avec force, a constitué l’arrière-plan du récit.

Ali Abdallah Kalifa

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