Revue Spécialiséé Trimestrielle

LE VIEUX KEBILI : L’HABITAT INACHEVE

Issue 18
LE VIEUX KEBILI : L’HABITAT INACHEVE

Zeineb Guendouze (Tunisie)

Le besoin de disposer d’un abri, d’un refuge qui vous garantisse la stabilité et vous rattache à un lieu, voilà, nul doute, ce qui pousse les hommes à construire des maisons. Travaux de maçonnerie, fouilles et tranchées que l’on creuse, organisation puis réorganisation toujours recommencées de l’espace environnant, et restructuration et réadaptation… ce sont là gestes au quotidien que les hommes accomplissent pour se doter d’un logement, lequel sera toujours un chantier ouvert, de sorte que l’habitat évoluera selon le besoin mais aussi les mutations de l’époque.

 

La maison traditionnelle dans le vieux Kébili (ville du sud tunisien, située sous le Chott el Djérid) est un lieu d’habitation dont les grandes lignes ont été définies par l’environnement et dont l’aspect général fut déterminé par le savoir-faire hérité, de génération en génération, et matérialisé par des formes architecturales. Le processus d’édification et les choix formels relèvent sans doute moins d’un ensemble de facteurs précis que d’une vision du monde. C’est ce qui fait que le style des habitations et la créativité formelle émanent des efforts, expériences et compétences multiples développés par des générations d’hommes, sur de longues années, et convergeant en une seule visée : faire de la maison le lieu où se rencontrent les vues de l’individu et celles du groupe, en harmonie avec le milieu naturel.
Les vieilles habitations de Kébili ne constituent pas un discours fermé sur l’architecture, les masses et les volumes, les matériaux ; elles sont déterminées par le dépassement des lois habituelles du bâtiment et des règles de base de la maçonnerie ; elles n’obéissent qu’aux lois de l’environnement et à la logique de l’échange ininterrompu avec la nature. C’est ce qui explique que la maison soit devenue partie intégrante du milieu physique qui décide de sa forme finale.
Un tel lien est, nul doute, la base de l’inscription de l’habitat dans un système fondé sur le principe de la pérennité, si bien que toute maison est un processus sans fin, un édifice, toujours « inachevé ». L’histoire est le fil conducteur entre des civilisations qui se succèdent sur une étendue où les demeures constituent autant de jalons qui témoignent du passage du temps.
Le vieux Kébili ou Kébili llouta (le Bas Kébili) comme ses habitants se plaisent à l’appeler, a pour marque son aptitude à accueillir tout nouveau venu qui foule son sol. Les civilisations se sont succédée, en une interaction continue, chacune laissant une trace de son passage, chaque communauté léguant à la suivante un espace où inscrire son passage. C’est ce qui a donné à la ville son caractère spécifique. Chacun peut revendiquer sa part dans le paysage urbain qui est le sien. Les maisons du vieux Kébili sont une sorte de terre vierge, toujours prête à accueillir toute modification, elles sont une aire ouverte à tout type d’ameublement, comme si leur essence même était l’inachèvement.
Un espace qui m’appelle, où je lis les demeures du futur et devine l’inattendu qui deviendra habitat… un observatoire qui déroule le passé comme une trace sous mes yeux, et me fait osciller entre passé et présent… un espace qui se donne à lire comme une image vivante, vibrant de la pulsation du passé auquel vient se mêler le présent, à moins que le présent ne fût en ces maisons toujours consubstantiel au présent… comme si la contemplation mettait en présence passé et présent afin que l’image s’impose sous la forme de l’unité qui est un pluriel et du pluriel qui est unité ! Un habitat dont je pourrais dire que la partie y est présence du tout…
La vieille ville de Kébili, au sud de la Tunisie, ville désertée voilà peu, est un support riche en significations architecturales. A l’instar de la plupart des demeures de la région de Nefzaoua, aujourd’hui disparues, demeures en terre, palmes, bois, pierre à chaux, qui survécurent pour quelques générations, Kébili est la seule à avoir conservé certaines de ses formes architecturales et des différentes parties de ses habitations.
Le vieux Kébili fut, tour à tour, berbère, romain, arabo-musulman. L’oasis en est le noyau de fixation et le site d’implantation. La ville a été modifiée, nombre de fois, et peut-être a-t-elle aussi été « réajustée », en plus d’une occasion, comme le fut son plan général, à l’image de tout espace colonisé par l’homme. Pourtant, le réseau de ruelles, passages, placettes, édifices encore debout qui forme la réalité actuelle de la ville s’offre comme un espace où peut se lire à livre ouvert la mémoire de la ville, un espace où la reconstitution des étapes du développement urbanistique de la cité peut se faire avec plus d’objectivité et de façon plus concrète. Ce réseau de ruelles est, en outre, l’occasion d’une promenade où l’on va de découverte en découverte.
La succession des civilisations ne fut jamais de l’ordre de l’éphémère. Chacune a laissé une trace de la halte qu’elle fit, un jour, en terre de Kébili. Nul doute que les « plans de la vieille ville » ne constituent un « support » où se retrouvent ces traces multiples. Le plus admirable est que la cité ait conservé, à ce jour, ces traces et ces jalons de l’histoire – si divers fussent-ils – qui témoignent du développement de l’habitat dans la région. Mais comment cela s’est-il fait ? Comment un « support » qui n’a été déserté que depuis cinquante peut-il receler un « capital » historique aussi diversifié ?

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