LE CHAMP MUSICAL ARABO-MUSULMAN Répartition géographique et spécificités
Issue 64
Dr Mahmoud Ktat
Tunisie
L’étude du patrimoine arabo-musulman implique nécessairement la prise en compte de la dimension universelle d’une civilisation qui ne repose ni sur la race ni sur l’appartenance à une communauté. Cette civilisation a été révélée et sublimée par l’Islam à l’aube de son apparition, et de nombreuses nations issues de civilisations ancestrales y ont adhéré qui ont fait de la langue arabe un outil de pensée et de communication. Il n’est pas possible de déterminer le profil de la musique liée à un tel ensemble géographique, ni d’en relever les multiples embranchements sans partir d’une vision globale qui soit en total accord avec cette dimension universelle. Nous sommes à en effet devant une grande tradition musicale dont les composantes se sont formées au long des époques grâce à des apports qui dépassent les références auxquelles on les résume habituellement (références au monde arabe, iranien, turc). Divers affluents locaux sont en effet venus irriguer cette tradition qui sont bien plus importants qu’on ne le dit, constituant une sorte de tissu social qui a la forme d’une merveilleuse mosaïque dont les éléments se complètent et ne cessent d’interagir. Cet ensemble a contribué à la mise en place et à l’enrichissement du système musical en lui conférant une structure strophique (les maqamet) complexe, cohérente et en même temps d’une grande lisibilité.
Dès les débuts de ce qu’on a pu appeler « la renaissance (nahdha) arabe moderne » et grâce à la proximité accrue avec le modèle occidental et à l’influence des technologies industrielles (celles de la fin du XIXe siècle), des mutations radicales, rapides et successives ont marqué le paysage musical arabe. Il en a découlé l’abandon graduel des constantes musicales et l’adhésion massive aux influences étrangères. Les moyens de diffusion et l’enseignement musical calqué sur le modèle occidental ont joué un rôle central dans la consécration d’un tel choix fondé sur un mélange guère concerté entre deux systèmes différents. Ont ainsi coexisté le système strophique déjà évoqué et le système tonal propre à la musique classique occidentale qui a pour base une graduation fixe et constante, une structure strophique fondée sur les gammes majeures et les gammes mineures et un rythme mélodique régulier, le tout reposant sur la notation à partir d’un système d’écriture universellement reconnu, d’un principe de distribution orchestrale, etc. Les valeurs propres à chacun des systèmes et les points de divergence sont parfaitement reconnaissables à la simple écoute de la musique en tant que telle, avec sa structure propre, ses composantes mélodiques et rythmiques, les instruments musicaux utilisés, les techniques vocales et la fonction sociale.
Ces différences ainsi que bien d’autres se révèlent avec insistance dans de nombreuses pratiques, notamment le style d’exécution et les méthodes d’enseignement. Pour le système tonal européen, il repose sur la tradition écrite qui exige l’application littérale de « ce qui a été noté de façon approximative sur la base d’une mémorisation univoque non intégrée à un système fixe et précis ». Le système arabe et, plus généralement oriental, du maqam (pluriel maqamet) – la strophe – se fonde, par contre, sur des traditions orales ayant pour socle « une mémoire pluridirectionnelle qui a été intégrée selon des usages consacrés à l’intérieur d’un système vivant basé sur de multiples modalités et sur des principes et des techniques longuement expérimentés. » En d’autres termes, c’est un mélange d’acquis et de création, d’improvisation et de travail de synthèse.
Tout cela résulte en fait de la transmission de maître à élève, ce dernier développant un effort toujours plus intense pour comprendre et assimiler le travail technique sous toutes ses formes. Ainsi l’apprenant se familiarise avec les règles de la notation musicale et acquiert par là-même assez de goût et de sensibilité pour accéder à l’étape de la création, ce qui ne peut se réaliser que par l’écoute et l’imitation d’un artiste authentique et non par la simple assimilation de leçons théoriques données par un éducateur – comment en effet vouloir devenir poète en se contentant de l’étude de la métrique et de la bonne connaissance des règles de la versification ?
Nul ne s’étonnera, au vu de ces contradictions, de voir l’état de stagnation dont souffre le patrimoine musical arabe et qui a fini par susciter le rejet chez les jeunes, voire chez l’auditeur arabe en général. La situation exige, aujourd’hui, un véritable sursaut afin que nous puissions nous réconcilier avec notre héritage musical, tant au plan de l’éducation musicale que de la pratique ou du goût. Autrement, nous ne pourrons que voir se perdre notre identité et devenir une pâle copie de l’autre.