UNE LECTURE ÉPISTÉMOLOGIQUE DES MUTATIONS DE L’AUTORITÉ COGNITIVE À TRAVERS UN ÉCHANTILLON DE CONTRATS DE MARIAGE CONCLUS DANS DES VILLAGES BAHREÏNIS Les documents d’Al Haj bin Khamis bin Haram Al Darkalibi à titre d’exemple
Issue 63
Abdel Émir Al Leith
Ali Jafar Al Leith
Jassem Selman Al Leith
Royaume de Bahreïn
Le mariage constitue une structure organisationnelle fondamentale dans les sociétés humaines qui y restent profondément attachées, tant au niveau de la pensée que de la pratique. Dans les sociétés musulmanes, la famille qui est le fruit du mariage jouit d’un statut privilégié, elle est la base de la société autant qu’elle en est le pilier central. Compte-tenu de la place importante qui est la sienne, les jurisconsultes (faqih) et les penseurs de l’Islam ont émis un ensemble d’instructions aussi bien théoriques que pratiques propres à préserver, défendre et assurer la pérennité de la famille. Ils se sont mobilisés pour aider à résoudre les problèmes qu’elle peut affronter. L’Islam a par contre considéré le divorce, c’est-à-dire la rupture des liens conjugaux, comme l’une des pratiques licites les plus détestables et a fortement recommandé aux croyants de s’en éloigner, multipliant les contraintes afin d’en limiter l’expansion afin que demeure la famille, même si c’est au prix des plus grands sacrifices.
Parmi les textes seconds qui furent adoptés sur la base d’une interprétation qui soit en symbiose avec le texte fondamental du contrat de nikah (mariage conforme à la sunna) dans la charia islamique, et au-delà des textes canoniques du droit musulman, toutes doctrines confondues, qui stipulent que les conditions fondamentales de la conclusion et de la validation du mariage sur lequel se constitue la famille dont le rôle est nodal en Islam, sont l’adhésion et l’acceptation, d’une part, le témoignage deux adl (huissiers de justice), d’autre part, conditions en apparence simples, claires et immédiates, il est devenu par la suite évident qu’avec l’évolution des réalités et la multiplication des expériences humaines, que les conditions et les contraintes imposées à la conclusion du mariage ne pouvaient qu’aller en se compliquant.
Il convient à cette étape d’insister sur le fait que le contrat de mariage est resté en soi aussi simple qu’à l’origine, mais que les exigences sociales qui varient d’une communauté à l’autre ont soumis ce contrat à des conditions supplémentaires (d’ordre linguistique, structurel, réglementaire, administratif…) afin de prévenir d’éventuels problèmes. La préservation des droits des différentes parties a fait que l’acte de nikah a été soumis à une autorité sociale qui a pris diverses formes dont la plus importante est la soumission au jurisconsulte islamique (faqih ou homme de religion), lequel préside à la conclusion de l’acte, soit par lui-même, chaque fois que cela est possible, soit, s’il y a empêchement, par un acteur social local qui sera alors son représentant (ou mandataire).
Par la suite, et avec la naissance de l’État-territoire moderne et le développement qu’il a pris sur le plan de l’administration et des réglementations, l’autorité sociale a peu à peu été transférée à cet État avec ses ministères et ses administrations spécialisées (Ministère de la justice, des affaires islamiques…). Dans le même temps, les rôles importants restaient entre les mains des responsables du contrat de mariage (les hommes de religion) et de ceux qui sont en charge de le valider (les mandataires locaux). Un tel transfert de l’autorité a induit un changement quant à l’identité du producteur de savoir en la matière. Alors que cette production provenait des hommes de religion ou de leurs mandataires, c’est à l’État qu’est désormais dévolue la production du savoir après que l’État, veillant à garder le contrôle dans ce domaine, a monopolisé l’enregistrement et la documentation des actes de mariage.
La présente étude vise à jeter la lumière sur les évolutions de l’autorité relativement au contrat de mariage au Royaume de Bahreïn et sur les mutations qui les ont accompagnées, au cours de la période s’étendant approximativement du milieu à la fin du vingtième siècle. Les auteurs ont à cet effet procédé au dépouillement des documents officialisant l’acte de mariage. Ces documents consistent dans les contrats provenant de l’un des acteurs locaux (villageois) sur lesquelles se fonde la présente étude. Les auteurs se sont penchés sur les pratiques cognitives et sociales de cet acteur, en tant qu’il a produit ces contrats ou s’est associé à leur production. Ils ont mis en lumière le rôle qu’il a joué en tant que mandataire charaïque (légal) lors de la conclusion de ces contrats, rôle qui s’inscrit au milieu de nombreux autres rôles qu’il eut à assumer. Le volume important de ces documents confirme la nécessité d’un examen approfondi car cette matière représente un échantillon propre à définir la période que les auteurs s’étaient proposé d’étudier.