Revue Spécialiséé Trimestrielle

LA CHABKA (DENTELLE À L’AIGUILLE) DANS LA RÉGION DE BIZERTE Une pratique artisanale féminine

Issue 59
LA CHABKA (DENTELLE À L’AIGUILLE) DANS LA RÉGION DE BIZERTE Une pratique artisanale féminine

Dr. Ismahane ben Barka

L’étude porte sur un type de pratique artisanale qui relève des métiers traditionnels féminins en Tunisie. Cette pratique s’inscrit dans le cadre des études anthropologiques et des recherches en ethnologie qui connaissent aujourd’hui un développement et une diversification accrues, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, en mettant notamment l’accent sur un type d’artisanat qui est familial par excellence, mais aussi sur une culture professionnelle qui a connu de réels progrès et réussi à se maintenir en dépit des changements économiques et socioculturels que le pays a connus. Une des questions qui se posent dans ce type d’étude est de savoir jusqu’où de nombreuses pratiques appartenant à l’héritage artisanal réussiront à assurer leur survie. 

On peut définir la dentelle à l’aiguille comme un travail de tricotage qui permet de relier de façon régulière et calculée les fils les uns aux autres au moyen d’une aiguille, de façon à créer ce type de dentelle, généralement appelé chabka (littéralement réseau ou entrelacs), mais le plus souvent jamâa (assemblage), dans la ville de Bizerte, dénomination qui ne diffère guère pour le sens de la première puisqu’elle met en relief le travail d’entrelacement des fils en vue de produire une pièce. Si les deux appellations se rencontrent dans la plupart des zones de cette région, les deux petites villes de Rafraf et de Ghar el Melh désignent cette dentelle par le mot chbeïka (petit réseau), mot que l’on retrouve, en alternance avec chabka, en Algérie où cette technique artisanale est aussi répandue que dans le reste du Bassin méditerranéen. 

Cet artisanat fait partie des métiers du tricot ou des à-jours qui ont donné lieu à diverses spécialités. La chabka est une sorte d’étoffe non tissée dont les éléments sont interreliés par des points de couture, ici répétitives, là dissemblables, et disposées en fonction de la forme souhaitée grâce à un travail manuel d’une grande finesse.

La chabka est en premier lieu une activité qui s’accomplit à domicile selon une conception artistique bien définie dont la finalité a d’abord été d’ordre esthétique avant que cet artisanat ne prenne une dimension commerciale, franchissant dès lors le seuil des maisons pour se développer dans les ateliers et les centres de formation, devenant ainsi une source de revenu pour de nombreuses artisanes, celles qui ont continué à travailler chez elles aussi bien que celles qui animent désormais les ateliers de fabrication. Le profit est devenu le principal levier du développement et de l’expansion de ce métier, d’autant plus que le colonialisme a encouragé ces activités artistiques qui ont eu, contrairement à d’autres formes d’artisanat, la chance de rencontrer une forte demande auprès des colons.

Cette profession met en lumière la contribution, si limitée soit-elle, des compétences féminines à la vie économique et sociale. Mais le grand apport de la femme réside en réalité dans la préservation de savoirs, de compétences et de techniques fondés sur des outils très simples. Les femmes, qu’elles viennent de la ville ou de la campagne, restent, malgré les diverses pressions qu’elles subissent, les dépositaires des savoir-faire traditionnels qu’elles apprennent et transmettent aux générations suivantes, en tant qu’éléments d’un patrimoine culturel et identitaire, aujourd’hui – hélas – menacé de disparition à l’instar de tout ce qui est immatériel. 

Au rôle ainsi joué par ces artisanes s’ajoute la transmission d’une femme à l’autre des valeurs sociales et des règles de la vie professionnelle, celles qui touchent au quotidien comme celle qui relèvent des différentes célébrations. Ce rôle autant que ces règles garantissent à la femme l’accès à un vrai statut au sein de la société et contribuent à la pérennité de l’édifice social traditionnel.

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