Revue Spécialiséé Trimestrielle

LA ‘ADUDA ET LA QUESTION DU GENRE

Issue 46
LA ‘ADUDA ET LA QUESTION DU GENRE

Dr. Mahmoud Farghani

 

Les chercheurs dans le domaine de la littérature populaire ne se sont pas intéressés à la nature du ‘adîd en tant que genre (le mot désigne un genre poétique ; ‘aduda qui figure dans le titre est un singulier qui renvoie au poème lui-même ; les deux mots viennent de ‘adad – nombre – et désignent sans doute un type de texte qui est prononcé lors d’une cérémonie funèbre pendant la quelle on fait l’éloge du disparu en énumérant ses vertus et accomplissements). Ils n’ont pas non plus enquêté sur la naissance, le développement, puis le recul, le dépérissement et la disparition de cette forme d’expression populaire. Chaque genre littéraire passe en effet par trois étapes semblables à celles qui jalonnent la vie des hommes : le genre apparaît, il prospère, régresse et finit par mourir, à moins qu’il ne se transforme en un autre genre qui fonde une nouvelle esthétique différente de la sienne. C’est cette évolution qui est étudiée, ici, à travers la théorie du genre et les instruments que celle-ci propose pour faire de la notion de genre elle-même un moyen de lecture et d’interprétation, en plus d’être un socle pour l’écriture ou l’improvisation orale. La négligence dont a pâti le ‘adîd est perceptible dans les classements opérés par les chercheurs.

L’étude pose la question du genre à partir du ‘adîd, en tant qu’il représente un art dont la disparition se profilait depuis des décennies et dont il ne reste que des textes que les chercheurs tentent de rassembler en interrogeant la mémoire des vieilles femmes, puis de les faire passer de l’oralité à l’écriture, sous la forme de textes synthétisés et isolés des rites et des instruments qui ont présidé à leur processus de production et qui constituent un support essentiel à l’émergence de la ‘aduda en tant que genre ayant une existence sociale autant que linguistique.

Les facteurs qui ont contribué à la disparition de ce genre sont nombreux et divers, mai la plupart tournent autour des mutations sociales, culturelles et religieuses que la société égyptienne a connues au cours des dernières décennies, mutations, du reste, recensées par les chercheurs, et que l’auteur évoque en partie dans cette étude. Il faut, néanmoins, souligner un point que l’auteur considère comme important, c’est la question de la consignation par écrit et de la circulation des textes. Le genre littéraire ne peut en effet exister socialement que par la combinaison oral/écrit :

  • Oralité de la production
  • Circulation du texte par le moyen de l’écriture

Aux mutations politiques et sociales que la société a connues à travers les époques et qui ont généré, comme l’auteur l’a rappelé, un contexte culturel défavorable au ‘adîd, l’écrit a produit une véritable transformation des genres littéraires produits oralement, l’enregistrement par l’écriture n’ayant guère progressé en harmonie avec l’évolution du texte oral. Même si l’écrit a par ailleurs attiré l’attention sur la valeur littéraire et la structure singulière du ‘adîd, il n’a pu en réalité qu’accompagner son étiolement et sa disparition. La collecte et la consignation de ces textes ne pouvait en effet signifier qu’ils allaient continuer à circuler à l’intérieur de cercles fermés tels que ceux constitués par les vieilles femmes qui sont les productrices de cet art. Le texte est dès lors devenu affaire de chercheurs et d’hommes de lettres spécialisés dans la collecte du patrimoine, tandis que les femmes, artistes et conteuses en charge de la transmission de ces textes étaient tenues complètement en dehors de ce travail sur l’héritage culturel. Une telle mise à l’écart s’explique par diverses raisons, et en particulier par le fait que le t’adîd (exercice du ‘adîd) est devenu une profession honnie à laquelle les familles ne recourent, semble-t-il, que sous l’effet de pressions liées à telle ou telle conjoncture. Il en a découlé que la consignation par écrit des textes, qui est l’étape la plus importante de la vie de chaque genre littéraire, s’est perdue et que le fil qui reliait la production à la circulation du texte s’est rompu, surtout que les vieilles femmes porteuses de cet héritage étaient analphabètes.

Nous pouvons également remarquer que d’autres genres thématiquement liés à la vie plutôt qu’à la mort ont bénéficié de l’intérêt accru de l’Etat égyptien, au cours de la période de grand élan nationaliste que le pays a connu, ce qui a amené les spécialistes à œuvrer à la conservation et à la promotion de textes tels que ceux du mawwel (chant lyrique), du conte populaire ou des proverbes, lesquels furent, à cette époque, répertoriés, enregistrés et étudiés. Dans le même temps, nombreux furent les genres qui, n’ayant pas trouvé grâce aux yeux des spécialistes en raison de leur stature artistique et de leur mode de circulation, furent négligés.

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