Revue Spécialiséé Trimestrielle

L’HERITAGE NARRATIF ARABE : sur les mécanismes de la fiction dans Hay ibn Yakdhân d’Ibn Tufayl

Issue 44
L’HERITAGE NARRATIF ARABE : sur les mécanismes de la fiction dans Hay ibn Yakdhân d’Ibn Tufayl

Le récit intitulé Hay ibn Yakdhân du philosophe et homme de lettres andalou Abu Bakr Mohammed ibn Tufayl est considéré comme l’un des textes majeurs de l’ancienne littérature arabe. Cette œuvre qui a gardé toute son influence se distingue par sa profondeur et sa force de suggestion tout autant que par l’inventivité et la vigueur de sa structure narrative, l’art et la fluidité du récit, la beauté et la créativité de son style – style que l’on retrouve également dans les nombreuses œuvres de cet auteur – et par la force de ses symboles et de ses allusions. L’une des spécificités de ce récit est qu’il nous relate un parcours dans les champs du savoir et de l’expérience humaine à travers lequel se développent une vision profonde des réalités humaines et une critique par le moyen du symbole et de la suggestion des comportements et attitudes des hommes, dans les différentes situations. Nous pouvons à cet égard affirmer qu’Ibn Tufayl a réussi à imaginer une histoire qui rompt totalement avec celles qui avaient cours à son époque.

Le philosophe arabe Ibn Tufayl (506 H – 581 H/1110-1185) a écrit une épître qui est en fait un conte qu’il a intitulé Hay Ibn Yakdhân, et dont l’écriture narrative et le symbolisme ont frappé les lecteurs arabophones de son époque et continuent aujourd’hui encore à passionner les lecteurs. Cette écriture porte la marque du soufisme, le penseur y prône une philosophie de l’illumination spirituelle par la méditation.

L’étude porte, néanmoins, de façon plus spécifique sur le récit dans Hay ibn Yakdhân, et notamment sur l’inventivité de l’écriture et la réussite littéraire du texte narratif. Il s’agit de l’histoire d’un enfant appelé Hay ibn Yakdhân dont le nom (littéralement : « Vivant fils de Vigilant ») est une allusion à la philosophie d’Avicenne. L’enfant voit le jour dans une île des Indes, située sous l’équateur, il n’a ni père ni mère car cette île est le lieu où règne la plus grande justice sur terre, la lumière y est si éclatante que la terre y a longtemps fermenté, finissant par générer la vie. Ibn Tufayl note toutefois que, selon une autre opinion, Hay ibn Yakdhân  ne serait pas né directement de la glaise mais qu’il aurait été mis au monde par la sœur du roi d’une île voisine. Celle-ci l’aurait eu d’un mariage légitime mais contracté en secret, contre la volonté de son frère le roi. La mère aurait alors mis le nouveau-né dans un sarcophage qu’elle aurait hermétiquement fermé avant de le confier aux vagues de la mer qui le portèrent jusqu’à l’île voisine. Le plus important est que, par-delà les conditions dans lesquelles il fut conçu, l’enfant avait été recueilli et élevé par une gazelle qui le prit en affection, croyant qu’il s’agissait du faon qu’elle avait perdu. L’enfant grandit, la vie l’avait comblé de tous les dons, il observait, il réfléchissait, il arriva à concevoir de nombreuses idées sur la nature autant que sur le monde surnaturel avant d’accéder aux plus hautes conceptions des illuministes concernant l’anéantissement en Dieu par la voie de la passion et de l’amour éperdu, au sens soufi du terme. Hay ibn Yakdhân essaya grâce à cette passion qui était en lui de s’envoler hors de ce monde. Or, voici qu’un autre soufi, appelé Absal, venait de débarquer, un homme venu d’une autre île où il adorait Dieu selon les rites de la religion révélée de ses habitants. L’homme voulait trouver un refuge dans l’île de Hay qu’il croyait inhabitée afin d’y mener une vie d’ermite. Il ne tarda pas à rencontrer Hay ibn Yakdhân, les deux personnages firent connaissance et Absal entreprit d’apprendre à Hay le langage dont celui-ci n’avait pas la moindre idée. Il lui enseigna ensuite les lois divines avant de le conduire à l’île voisine dont il était venu. Les deux hommes essayèrent alors de guider les insulaires vers les grandes vérités qui dépassent les législations divines (charia) sans pour autant les récuser. Ils voulurent également leur montrer que les récompenses matérielles dans les Livres canoniques ne sont que des symboles et que c’est l’amour seul qui permet de se rapprocher de Dieu et de s’anéantir en lui. Leur entreprise n’eut guère de succès et leur prosélytisme ne trouva nul écho. Ils en tirèrent la conclusion que les vérités auxquelles ils avaient accédé de façon innée, par le sentiment, n’étaient pas à la portée des gens ordinaires, et assumèrent cette sagesse qui fut à la base de la charia, laquelle s’était placée à la hauteur de l’intelligence du commun des mortels et leur avait facilité la compréhension de ses préceptes. Leur conseil aux insulaires fut que ceux-ci restent fidèles à la religion de leurs pères. Ils s’en retournèrent vers l’île de Hay ibn Yakdhân afin de se consacrer à la prière jusqu’à leur départ de cette terre du mal et de la misère.

La construction de la narration chez Ibn Tufayl se fonde sur une singulière élaboration de l’idée, sur cette inventivité qui fonde sa conception artistique du texte, sur la hardiesse des analyses et l’efficacité des suggestions. Ibn Tufayl a exposé dans ce récit l’histoire du savoir humain, à travers l’itinéraire de Hay ibn Yakdhân, en montrant comment celui-ci a réussi grâce à ses capacités créatrices, à son potentiel littéraire et à une intuition exceptionnellement développée à s’élever de la connaissance par les sens et l’expérience à la connaissance rationnelle fondée sur les acquis et les certitudes qui lui sont venus de ce qu’il a perçu et expérimenté dans le monde de l’être et de la corruption, et qui lui ont permis d’accéder à la sagesse orientale. Une telle construction, fondée sur la communication des connaissances essentielles au destinataire, lequel est associé à la démarche de sorte à en devenir le défenseur selon une approche qui lui est personnelle, a permis à Ibn Tufayl de nous donner un conte d’une forme originale qui a contribué à élever au plus haut l’ancienne littérature arabe et à nous donner la fierté de nous en réclamer.

 

Aziz El Arbaoui

Maroc

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