Revue Spécialiséé Trimestrielle

LE CULTE DU CHEF DANS LA POESIE ORALE MAROCAINE LA ‘ÎTA ABDIENNE COMME EXEMPLE

Issue 43
LE CULTE DU CHEF DANS LA POESIE ORALE MAROCAINE LA ‘ÎTA ABDIENNE COMME EXEMPLE

Ahmed Achtioui

La ‘îta abdienne de la ville d’Asfi est l’une des composantes importantes du patrimoine culturel du Royaume du Maroc. Elle fait partie d’un riche héritage culturel et représente un vrai terrain d’étude pour le chercheur en histoire, en littérature, en sciences politiques ou sociales, en raison des informations importantes qu’elle apporte sur l’histoire, la culture, les traditions, les formes et les genres musicaux et artistiques au sein de la société marocaine.

Même si la ‘îta est d’abord chant, musique et danse, son socle n’en reste pas moins cet ensemble de poésies orales populaires que la mémoire a véhiculées depuis les temps les plus reculés et qui représentent la source de la poésie marocaine de langue arabe, venue avec les tribus arabes d’orient  qui s’étaient fixées au Maroc. Cette première poésie s’est mélangée avec les modes et rythmes musicaux berbères qui étaient cultivés par les populations autochtones, avant de prendre, telle la peau du caméléon, diverses colorations, au gré des périodes historiques par lesquelles le Maroc est passé, reflétant ainsi les évolutions sociales et culturelles et  les us et coutumes du pays.  

L’auteur essaie, à travers l’examen approfondi des thématiques de la poésie orale de la ‘îta, et en particulier de ce type de ‘îta appelé abdia qui caractérise la ville d’Asfi et la région d’Abda, de mettre en valeur la contribution de la culture populaire à l’expression, à côté de la culture savante écrite, de l’essence de la société et des multiples courants qui l’agitent, mais aussi à la formation d’une image de la nature, des modes d’existence et de pensée de cette société. Mieux encore, les œuvres d’envergure et les précieuses réussites de cette poésie sont à elles seules capables de répondre à des questions historiques et culturelles qui ont longtemps représenté des énigmes pour les chercheurs et dont les effets sont encore perceptibles, aujourd’hui.

L’auteur a étudié une partie des nombreuses thématiques contenues dans ces chants qui ont gardé la mémoire d’une quantité non négligeable de poésies orales de la ville d’Asfi et, plus généralement, du Royaume du Maroc. Il a notamment mis l’accent sur la place centrale donnée par la poésie chantée de la ‘îta abdienne  à la figure du chef, ou, en d’autres termes, sur les aspects politiques de cette poésie qui ne se sont du reste pas seulement manifestés à travers cette image du leader qui prédomine dans les villages et bourgades d’Abda, mais aussi à travers l’évocation des épreuves subies par les populations de cette communauté tribale et des luttes que ces populations ont menées, à l’époque, contre le pouvoir du makhzen et ses hommes.

Par souci de rigueur méthodologique, l’auteur définit, au seuil de cette étude, la ‘îta, en tant qu’elle est chant, poésie orale et musique traditionnelle. Il explique que la ‘îta fait partie des arts du désert, celui-là même où s’étaient fixées les tribus arabes à leur arrivée au Maroc, et qu’elle renvoie à des textes poétiques oraux, à caractère historique et de forme close. Ces textes qui décrivent l’existence et le mode de vie et de communication des villageois ont été produits de façon collective et sur diverses périodes, par des créateurs restés le plus souvent anonymes. Il en est résulté des séquences poétiques disparates qui ont été reliées les unes aux autres au moyen des hatta (au pluriel, hattat, mot qui signifie : pause, station) afin que le chant soit structuré selon un rythme musical construit et ascendant, par le moyen d’instruments de musique primitifs et traditionnels, inspirés par le milieu villageois sur le mode du nidâ (l’appel, l’exhortation).

L’étude définit en outre la ‘îta comme partie d’un patrimoine répandu sur l’ensemble du territoire marocain et portant dans chaque cas l’empreinte de la zone géographique où il s’est implanté. On trouve ainsi le genre dit al mersaoui à Chaouia et à Casablanca, le housi dans les environs de la ville de Marrakech, le hasbaoui et l‘abdi dans la ville d’Asfi.

En quoi consistent, à présent, les aspects relatifs au culte du chef, de cette figure qui a incarné un mode de gestion du territoire sur la base du rapport entre la capitale où réside le sultan et les extrêmes de l’Etat où dominent la tribu et le clan (‘achira) ? Même s’il s’agit d’un certain mode de gouvernement, le pouvoir autoritaire qu’exerçaient ceux qui étaient en charge des affaires – chefs, gouvernants, gouverneurs  –, le faste dont ils jouissaient et le despotisme dont ils faisaient preuve n’en étaient pas moins devenus une véritable réalité sociale qui a influé sur l’économie et l’évolution sociale de la tribu et pesé de tout leur poids jusque sur le type de chant et de musique développé par la population. C’est ce que révèlent les textes de la ‘îta, et en particulier de la ‘îta abdienne qui a consigné la geste des gouverneurs du sud qui étaient les plus respectés et les plus craints de tout le Maroc.

La dernière partie de l’étude  est consacrée à la place de choix qu’accorde la ‘îta abdienne aux chefs ainsi qu’à la façon dont cette poésie décrit leur exercice du pouvoir , leur style de vie, leur tyrannie et les souffrances qu’ils ont infligées aux villageois. A travers l’exemple de ce type de ‘îta, l’auteur réaffirme, au terme de sa réflexion, le rôle de la culture populaire – tel qu’il apparaît dans la poésie de la ‘îta abdienne – quant à l’expression de l’identité et la relation des faits historiques, au moyen de tableaux d’une grande beauté artistique et de prestations musicales à grand spectacle.

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