Revue Spécialiséé Trimestrielle

ILS SONT PARTIS, CEUX QUE NOUS AIMONS…

Issue 27
ILS SONT PARTIS, CEUX QUE NOUS AIMONS…

Nombreux sont, chaque jour, les porteurs et les producteurs du patrimoine populaire qui quittent, en silence, sur le bout des pieds, ce bas monde. Et ces hommes et femmes qui ont œuvré à mémoriser, à transmettre et à enrichir de leurs créations cet héritage emportent pour toujours avec eux  une mémoire remplie d’une vaste matière de contes, de poésies, de chants, d’arts, d’us et coutumes, d’artisanat, d’industrie, matière qu’ils ont emmagasinée, au long de leur existence, et qui n’a cessé, de génération en génération, d’irriguer notre culture arabe, quand bien même une part, la plus importante sans doute, de cette matière se serait perdue avec le temps, par négligence ou ingratitude à l’égard du passé. Mais de rares pionniers, maîtres ou créateurs d’exception ont échappé à l’oubli ou à l’anonymat dans lequel sont tombés la plupart de ces disparus pour continuer à embellir nos existences et à marquer de leur sceau nos cœurs et nos âmes, grâce à leurs œuvres qui, pour notre plus grand bonheur, viennent augmenter notre apport au patrimoine universel.

Or, à chaque fois que la mort vient abattre un de ces chênes, il surgit dans nos mémoires le souvenir d’un autre grand homme que nous avons perdu, puis d’un autre... Ainsi, le 12 Septembre dernier disparaissait le grand compositeur tunisien Salah El Mehdi, dont les mélodies autant que les créations musicales, les contributions pédagogiques ou les œuvres critiques occupent une place éminente dans le patrimoine, aussi bien officiel que populaire, de la Tunisie. L’homme a, en outre, animé et présidé de nombreuses organisations et institutions artistiques. Il a notamment fait partie du Conseil mondial de la musique et présidé l’Organisation mondiale de l’art populaire.

D’un autre côté, et dansle temps même où nous déplorions la disparition du Professeur Safouat Kamal qui a tant apporté à la culture populaire de la région du Golfe arabe, voici que nous parvient la triste nouvelle du départ du Docteur Asaad Nadim. Suivait, alors que nous avions à peine commencé à passer en revue les réalisations artistiques d’avant-garde de ce grand maître, la mort de l’artiste bahreïni Ahmed Al Fardane. Ce virtuose aurait pu passer sa vie à multiplier les performances sur cet instrument, le qanoun, dont il était devenu le maître inégalé et dont il savait tirer les modulations les plus rares et les plus subtiles, mais la Providence divine a voulu, alors même qu’il s’ingéniait à tirer le meilleur de cet instrument, qu’il entreprît un nombre considérable d’actions liées aux racines même de la chanson populaire et à tout ce qui touche de près ou de loin à la musique populaire du Golfe.

Ceux qui ont connu ou fréquenté Al Fardane ne peuvent que se demander avec admiration : mais où cet homme a-t-il pu puiser une telle quantité d’informations inédites autant qu’irrécusables sur la chanson populaire du Golfe, sur les instruments utilisés et sur les pionniers de cet art qui se sont succédés sur quatre générations ? Celui qui scrute l’itinéraire de ce maître et passe en revue les domaines qu’il a abordés, les efforts qu’il a déployés, la patience et l’acharnement dont il a fait preuve et les investissements matériels qu’il a consentis au service de son art ne peut que reconnaître que l’homme a, en toute simplicité et spontanéité, constamment cédé aux élans de son âme tout entière habitée par la passion de la musique et du chant.

Nous revient également le souvenir du conteur, poète et collecteur du patrimoine poétique, le Cheikh Mohamed bin Ali Al Nassiri, auteur de ce magnifique recueil Tanfîh al khatir wa salwat al qatin wal mussafir (Le plaisir de l’esprit et la détente du sédentaire et du voyageur) dans lequel il a réuni, en véritable pionnier, les plus rares contes et poèmes chantés. Le Cheikh nous a, hélas, quittés avant de parachever l’édition d’un grand nombre d’œuvres qu’il a rassemblées et documentées.

Ainsi va la vie… et ainsi va la mémoire qui nous fait remonter à ces années lointaines lorsque nous apprenions la perte douloureuse de notre grand savant autrichien Alexander Veigel, Président fondateur de l’Organisation mondiale de l’art populaire,  et, avant lui, celle du grand folkloriste, le Docteur Nioklis Salis, Professeur de la culture populaire à l’Université d’Athènes, qui nous a honoré de sa participation au Comité consultatif de cette revue.

En évoquant la mémoire de ces hautes figures qui ont consacré de longues années  de leur vie à la culture populaire, nous ne voulons pas tant pleurer sur leurs tombes que méditer l’exemple des grandes œuvres et des belles actions qu’ils ont accomplies au service de ce patrimoine, en collectant, consignant et conservant ce précieux héritage afin de le transmettre aux nouvelles générations. L’effort exemplaire qu’ils ont accompli demeurera pour nous une source d’inspiration et une force d’impulsion pour continuer dans la même voie avec confiance et détermination. Quelles que soient les difficultés, cette œuvre sera poursuivie, même si ceux-là que nous aimons ne sont plus là pour nous accompagner.


Ali Abdallah Khalifa
Président de la rédaction

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