Les Formes D’expression Dans La Sira Populaire Arabe
Issue 20
L’étude porte sur les différentes formes d’expression qui servent de base à la sîra (geste, récit héroïque) populaire arabe, à travers une organisation artistique propre à produire ce que l’on pourrait appeler une intrication ou un mélange entre des formes différentes/transgénériques d’expression, tels que les définit la théorie de la littérature et de la littérature comparée. On ne peut comprendre ce type de mélange sans avoir au préalable posé cette question : pouvons-nous considérer la sîra populaire comme une forme pionnière, anticipant sur les manifestations transgénériques, à travers une pratique de la critique littéraire et de la littérature comparée précédant toute théorisation ou recherche des sources ? Ou s’agit-il là d’une infraction aux canons artistiques commise involontairement par le créateur populaire ? En outre, cette interpénétration des formes d’expression a-t-elle conféré au monde de la sîra populaire une touche artistique, un surcroît d’esthétique ? Ou alors faut-il parler d’une ornementation artificielle introduite pour masquer l’impuissance artistique et formelle de la sîra populaire ?
Les sîras arabes sont nées dans des circonstances difficiles et ont évolué dans des conditions encore plus difficiles car elles ont toujours été liées à la vie des gens, à leur histoire, à leur civilisation, à leurs attaches sociales et culturelles. C’est pourquoi ces « gestes » ont pour point de départ un personnage héroïque, un être profondément enraciné dans la sensibilité et l’imaginaire de la société arabe, grâce à sa noblesse, à sa haute moralité, à sa vaillance, à ses vertus chevaleresques et à bien d’autres qualités que la sîra s’attache à transmettre et à enraciner dans l’esprit des récepteurs. Pour réaliser ce qui est l’un des innombrables objectifs de la sîra, à savoir proposer à la société arabe des destins exemplaires, les conteurs se sont appuyés sur un ensemble de savoirs et de formes artistiques qui ont conféré à leurs récits authenticité et crédibilité. Parmi les savoirs qui ont joué un rôle important, l’histoire et la généalogie (al ansab) occupent une place importante. Pour les arts, la poésie, l’éloquence, la technique épistolaire, etc. réunies et confondues constituent la substance de la sîra. Une convergence aussi étendue d’arts et de savoirs a fait que beaucoup de chercheurs y ont vu un premier noyau de l’art du roman.
On notera, en guise de synthèse:
1 – la sîra populaire est, par sa forme et par son contenu, une aire d’accueil vaste et multiple, dans la mesure où elle intègre divers genres et formes littéraires et linguistiques en faisant coexister prose et poésie;
2 – les textes de la sîra populaire puisent dans une grande variété de sources, laissant au récepteur toute latitude pour jouer le jeu et croire en la véracité des péripéties que ces récits rapportent;
3 – il faut souligner l’existence, dans la littérature populaire en général et dans la sîra populaire en particulier, d’une continuité, au plan de la créativité, entre les genres littéraires;
4 – le créateur populaire veille à transmettre ses connaissances culturelles multiples et diversifiées au récepteur, de sorte qu’un cumul des savoirs s’instaure entre les générations;
5 – la sîra populaire prend appui dans sa construction sur les diverses formes d’expression qui diffèrent d’elle mais qui assument avec elle une fonction d’interaction ente les unités artistiques contribuant à la structuration de la sîra;
6 - la sîra populaire est considérée comme faisant partie des voies et moyens qui ont contribué à la conservation d’un grand nombre de formes d’expression artistique traditionnelle délaissées par les créateurs aussi bien que par le public, car elles étaient liées à des conditions économiques, sociales, culturelles, politiques et littéraires qui ont quasiment, sinon totalement, disparu ;
7 – la sîra populaire arabe représente, à travers ses nombreuses formes d’expression, un modèle concret de ce que la critique moderne appelle les textes transgénériques et qui sont des textes transgressant les frontières artistiques et formelles entre les genres ; la sîra a donc conféré à de nombreux arts la légitimité pour ce qui est de l’imbrication des genres : on citera, en particulier, ici, certains textes d’avant-garde du roman moderne.
Salah Jedid
Algérie