Revue Spécialiséé Trimestrielle

Les chansons du samer de la région du Sinaï, à l’âge de la mondialisation

Issue 2
Les chansons du samer de la région du Sinaï, à l’âge de la mondialisation

La région du nord-est du Sinaï, même si elle a gardé son identité bédouine, s’est trouvée exposée, en raison de sa situation géographique, des circonstances historiques par lesquelles elle est passée et de sa structure démographique, à des vagues successives d’influences qui ont agi selon un mouvement de flux et reflux. Le Sinaï s’étend en effet entre la partie africaine de l’Egypte et le territoire occupé de la Palestine. Plusieurs de ses tribus ont des ramifications en Palestine, et des liens de parenté se sont tissés, de part et d’autre de la frontière

Le Sinaï a connu, au cours des trente dernières années, un grand nombre d’événements et de mutations profondes où l’interaction culturelle a joué un rôle important. Israël a occupé en 1967 la presqu’île dont une partie de la population a alors émigré vers le delta et la vallée du Nil où ils ont acquis de nouvelles coutumes et traditions. Quant à ceux qui étaient restés au cours de la période d’occupation, ils ont, eux aussi, acquis de nouvelles coutumes, sous l’influence de ceux d’entre eux qui avaient trouvé à l’époque du travail en terre de Palestine. Le Sinaï est revenu dans le giron de la mère patrie, en 1982, et a connu, à partir de cette date, un développement marqué par la mise en oeuvre de nombreux projets économiques. Des milliers d’habitants du delta et de la vallée du Nil ont afflflué dans cette région pour travailler ou résider de façon permanente, notamment dans la ville d’Al Arish, capitale du nord Sinaï qui est aujourd’hui considérée comme un creuset où se mélangent des éléments culturels endogènes et des éléments importés de la métropole. C’est ce qui nous a amené à nous poser la question suivante :

Jusqu’à quel point les chansons accompagnant les soirées du samer au Sinaï, qui sont considérées comme l’une des manifestations culturelles spécififiques à la région, ont-elles été Jusqu’à quel point les chansons accompagnant les soirées du samer au Sinaï, qui sont considérées comme l’une des manifestations culturelles spécififiques à la région, ont-elles été influencées par cette interaction culturelle et, par la suite, par la mondialisation avec ses diverses répercussions ?

L’étude se fonde sur le matière collectée sur le terrain sur le samer du Sinaï, à l’occasion des nombreuses visites que j’ai effectuées dans la région ainsi qu’à travers les entretiens approfondis que j’ai pu avoir avec les conteurs du Sinaï, au cours des trois années qui vont de 2003 à 2006. La matière a été recueillie, en partie, dans les environs de Cheikh Zouid, qui tient son nom de l’un des héros de la conquête islamique et constitue un modèle de société bédouine traditionnelle, et, en partie, dans la ville même d’Al Arish. La collection ainsi réunie comprend les textes de chansons populaires comme la marbouaâ, le mawel ou d’autres qui sont chantées en accompagnement des danses (la razaâ, la dihya, la machrikiya (l’orientale), la khoujar…) qui constituent des exemples représentatifs de ces formes littéraires populaires où l’on peut clairement discerner la part d’influence de la mondialisation.

Les dernières années ont vu l’apparition de nouvelles orientations dans le domaine des études littéraires et des sciences humaines. Il s’agit de la critique culturelle qui a accompagné le développement des études postmodernes. Nous avons adopté cette approche pour tenter de cerner, à travers l’étude du patrimoine populaire, et plus particulièrement des chansons populaires, les éléments d’influence de la mondialisation dans leurs manifestations concrètes et leurs rapports avec les évolutions sociales générales que connaît cette région qui se distingue par des structures sociales et culturelles originales. La critique culturelle se fonde sur le recours aux diverses données théoriques et méthodologiques, sans négliger pour autant les instruments de l’analyse proprement littéraire, si bien qu’elle permet :

1 – la remise en question de l’interprétation officielle des textes ;

2 – le recours concerté à de nouvelles approches méthodologiques pour l’interprétation des textes ;

3 – l’analyse attentive des systèmes discursifs et de leur autoréférentialité.

Peut-on légitimement appeler analyse culturelle une approche des chansons du samer, en tant qu’elles constituent des textes culturels, et du samer lui-même, en tant qu’il constitue un texte appartenant à une culture traditionnelle en mutation, et cela aux fins de mettre en évidence des formes et structures sociales, artistiques et symboliques ? Mon analyse se fonde sur les perspectives ouvertes par la sémiotique qui insiste sur la nécessité de mettre en lumière le caractère dynamique des rapports internes aux activités de production du sens et de les examiner dans leur globalité, signe, connotation, herméneutique et génération du signe. Peut-être une telle démarche nous permettra-t-elle de tester trois affirmations concernant la mondialisation : la mondialisation oeuvre au démantèlement de la structure collective ; à faire prévaloir l’idéologique ; à consacrer la multiculturalité, c’est-à-dire le métissage culturel – de sorte que la mondialisation rejoint la pensée poststructuraliste et postmoderne en affififirmant la diversité contre l’unité.

L’étude définit le samer du Sinaï comme étant « une cérémonie organisée dans les grandes occasions, qu’il s’agisse d’un mariage, d’une fête religieuse ou de tout autre événement, comme le retour d’un pèlerin de la terre sainte ou d’un émigré de l’étranger, etc. D’habitude, cette cérémonie avait lieu, au cours des nuits de pleine lune, mais s’ils avaient besoin, au début et à la fin du mois lunaire, d’éclairage, les gens allumaient un feu autour duquel ils se réunissaient. La principale caractéristique du samer du Sinaï est qu’il s’agit d’une célébration d’un genre particulier où le chant poétique se conjugue à la danse, ce qui donne lieu à une grande variété de formes poétiques, comme le badaâ, la marbouaâ, le hejini, etc. Le samer est l’occasion de joutes épiques, de concours poétiques entre maîtres du chant poétique et entre servantes exhibant leur talent de danseuses devant les hommes. » L’auteur souligne en conclusion que l’on assiste à :

1 – une évolution des moyens de circulation des textes, à l’ère de la mondialisation ; alors que ces textes étaient transmis au gré des migrations et des échanges commerciaux, ils circulent aujourd’hui grâce aux technologies modernes : bandes enregistrées, petit médias, CD, télévision, paraboles, chaînes satellitaires) ;

2 – un passage progressif de la performance collective, au niveau de la chanson populaire chez les bédouins du Sinaï, à la performance individuelle (exemple : Hamid Ibrahim) ;

4 – un changement des modes de performance des chansons populaires, en rapport avec le passage du contexte de la soirée traditionnelle du samer à celui des noces organisées dans les hôtels ou à celui du concours annuel du hajen ;

5 – si la mondialisation a contribué à accélérer l’évolution des chansons du samer du Sinaï, ainsi que le recul de cette tradition, et si la région du nordest du Sinaï avec leurs communautés locales peuvent être considérés comme autant de creusets à l’intérieur desquels fusionnent les textes locaux et ceux venus de l’extérieur, le choix des chansons s’opère à travers un mécanisme constitué de cercles concentriques, commençant par la bordure la plus proche culturellement, puis géographiquement, avant de traverser la frontière connues de la nation.

Dr Ibrahim Abdelhafiz - Egypte

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