Revue Spécialiséé Trimestrielle

LE CHEIKH ABDELKADER AL JILANI DANS LE PATRIMOINE POPULAIRE

Issue 14
LE CHEIKH ABDELKADER AL JILANI DANS LE PATRIMOINE POPULAIRE

Mohieddine Khraïef (Tunisie)

L e Cheikh Mohieddine Abdelkader Al Jilani est né à Jilane, un village du nord de l’Iran, au bord de la mer Caspienne, en 1077 (470 de L’Hégire). Il est issu d’une famille connue honorablement et réputée pour sa piété et ses nobles actions. Son père, le Cheikh Abou Salah Moussa, avait une grande inclination pour l’ascétisme et s’était fait de la maîtrise de soi une ligne de conduite dans la vie. On l’appelait « l’ami du Djihad (au sens d’abnégation, de lutte contre les passions et les instincts égoïstes) ».

 

 Il semble que le Cheikh Abdelkader, dont la réputation a gagné de vastes régions du monde, a été le dernier de la fratrie car on sait qu’il a vécu orphelin, son père ayant décédé, peu de temps après sa naissance. Il a en fait été élevé par son grand-père maternel, Sayyed Abdullah Al Souamayi, dont il a porté le nom, au temps où il vivait à Jilane. Il fut, en outre, le dernier enfant de sa mère qui l’a porté à un âge proche de la ménopause.



L’enfant a grandi près de cette mère qui était d’une profonde piété et d’une grande pureté de mœurs. Il fut élevé dans le respect des hautes valeurs éthiques et religieuses, à l’exemple de sa famille qui a toujours vécu dans la négation de soi et la crainte de Dieu, toujours présent, dans la vie de tous les jours comme dans le secret du cœur de chacun de ses membres.

Dès sa plus tendre enfance, le Cheikh a manifesté une grande passion pour les sciences et les savoirs. Il n’avait d’autre souhait que d’accéder aux mystères les plus profonds de la charia islamique.  Aussi décida-t-il de se rendre à Bagdad où il arriva, au temps du Calife Al Moustadhhir. Il y vécut soixante-treize ans, au cours desquels il vit se succéder cinq souverains abbassides, dont le dernier fut le Calife Al Moustanjid (555-566 de l’hégire). C’était une époque de déclin pour l’empire abbasside dont les Califes n’avaient gardé de leur autorité que le nom, la réalité du pouvoir étant exercée par les sultans Seljukides.

Lucide et soucieux de perfection en toute chose, le Cheikh allait se consacrer de toute son âme à la science. Il dut, à cet effet, endurer les plus grandes souffrances, notamment l’extrême pauvreté car il avait dépensé tout son bien et s’était retrouvé, un jour, à chercher sa pitance dans les détritus jetés sur les bords du Tigre. Il marchait pieds nus dans le sable et sur la pierre des chemins et n’avait où passer la nuit. Il parvint, au terme de cette marche, à la Mosquée de Yassine, située au marché des parfums ( souk errayahîn) où il tomba sur un jeune Persan qui venait d’arriver et de s’attabler devant un repas de pain et de viande grillée. « Il me vit, raconta le Cheikh, et m’interpella : « Par Dieu ! Viens partager mon repas ! » Je refusai, mais il insista, en m’adjurant de nouveau, au nom du Très-Haut. Je réfléchis en moi-même et pris le parti contraire de celui de mes désirs, mais il jura de nouveau en invoquant le nom du Seigneur, et alors je m’assis et mangeai. Le jeune me demanda qui j’étais et d’où je venais, et je répondis que j’étais un étudiant en théologie et que je venais de Jilan. Il me dit, à ce moment-là, que lui-même venait de Jilan et me demanda si je connaissais un jeune homme de cette ville, connu sous le nom de Abdelkader l’ascète. Je répondis : « C’est moi-même. » Mon hôte se troubla et son visage changea de couleur. « Par Dieu ! Je venais d’arriver à Bagdad, me dit-il, il me restait un peu d’argent, et j’ai demandé autour de moi si quelqu’un te connaissait, sans résultat. J’avais fini par épuiser mon argent, et je n’ai eu d’autre ressource depuis trois jours que de dépenser l’argent qui t’était destiné et dont tu viens de bénéficier en mangeant de ce pain et de cette viande grillée. Mange donc en toute quiétude, cet argent est à toi, et c’est toi en fait qui m’invites et non pas qui es mon invité. »  Je lui ai dit : «Et, là, qu’est-ce que c’est ? » Il répondit : « Ta mère t’a envoyé avec moi ces huit dinars » Le Cheikh acheva ainsi son récit : « Je le rassurai et le mis en confiance, puis lui payai le reste du repas et lui donnai un peu d’argent qu’il accepta avant de s’en aller. »



Revenons à ce Cheikh réputé pour son savoir dans les matières religieuses, Sidi Abdelkader Al Jilani, qui se trouvait pour lors à Bagdad. On le voyait alors se jeter d’un cercle savant à un autre, si bien qu’il ne tarda pas à devenir un puits de science, un homme qui maîtrisait treize disciplines dans les domaines de la philologie et de la charia. Des dizaines d’étudiants faisaient cercle autour de lui à qui il enseignait le tafsir (l’exégèse coranique), le hadith (la Tradition prophétique), les fondements de la foi, la grammaire, la philologie, l’herméneutique, etc. Il prononçait également des fatwas, selon les rites de l’Imam Châfî’i et de l’Imam Ahmed Ibn Hanbal.

Du Cheikh Abdelkader, l’Imam Al Nawawi dit : « Nous n’avons jamais rien appris des récits des mémorialistes sur les prodiges des saints qui dépasse ce qui nous a été rapporté quant aux prodiges accomplis par le grand savant, le Cheikh de Bagdad Mohieddine Abdelkader Al Jilani, que Dieu l’agrée. Il fut le Cheikh des maîtres du Châfî’isme et des maîtres du hanbalisme et c’est à lui que fut confié le sceptre des sciences, en son temps. Plus d’un grand homme acquit la maîtrise des savoirs, grâce à sa compagnie, et un nombre incalculable de hauts dignitaires furent ses élèves. »

Le Cheikh Abdelkader était de rite hanbélite, mais la règle, dont il ne dévia jamais d’un pouce jusqu’au jour de sa mort, était de « suivre (les anciens) sans jamais inventer d’étranges doctrines », et de rester en toute circonstance scrupuleusement fidèle au Livre Saint et à la Sunna (tradition du Prophète). Ces règles, il les répétait, en toute circonstance, aussi bien dans les cercles qu’il animait que dans ses leçons, ses prêches, ses sermons, ses livres et ses écrits testamentaires. Il disait à ses compagnons : « Suivez et n’inventez nulle étrange doctrine, obéissez et ne déviez point, patientez et ne cédez jamais au désespoir. »



Le Cheikh fut mis en terre en 561 de l’Hégire, à la suite d’une courte maladie. Sa vie fut riche en actes de générosité, de piété et de dévotion. Il ne souffrit jamais d’une grave maladie qui pût l’empêcher de se mouvoir, si ce n’est de ce mal qui l’emporta en un jour et une nuit. Il avait alors passé le cap des quatre-vingt-dix ans. Comme son fils lui demandait conseil, il répondit : « Tu dois craindre Dieu, n’avoir peur que de Lui, ne solliciter nul autre que Lui, tous nos souhaits vont à Lui, c’est sur Lui que tu dois reposer, tous tes désirs c’est à Lui qu’ils doivent s’adresser, et c’est à Lui que tu dois à chaque fois en faire demande, n’aies confiance en nul autre que Lui ! »

Au jour de sa mort, comme son fils Abd Al Jabbar lui demandait : « Quelle partie de ton corps te fait mal ? », le Cheikh, que Dieu l’agrée, répondit : « Tous mes membres me font mal, excepté mon cœur où je ne ressens nulle douleur, il est avec Dieu, glorieux soit Son nom ! »

La tariqa (doctrine) qadérie nous vient de lui, elle s’est répandue pratiquement à travers l’ensemble du monde arabe et musulman. Il n’est pas un pays dans cette région du monde qui ne compte une zaouia (sanctuaire) à son nom autour de laquelle se réunissent les zélotes du Cheikh Abdelkader et reçoivent leçons et inspiration auprès de leurs aînés. Il est incontestable que cette tariqa se caractérise par la clarté de ses orientations car elle ne sort jamais de ces deux sources : le Livre saint et la Sunna du Prophète. De sorte que les louanges des tenants de cette doctrine s’inscrivent en toute circonstance dans les limites de ce que Dieu a ordonné et de ce qu’Il a prohibé. 

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